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Première Croisade par Foulcher de Chartres

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    Année 1123 - La flotte génoise met le cap sur Jérusalem

    L'année 1123, depuis la naissance du Sauveur, Henri, roi d'Allemagne, fit la paix avec le pape Calixte.
    Grâces en soient rendues au Seigneur, qui voulut ainsi réunir par les liens de l'amitié le trône et le sacerdoce.
    Cette même année, les Vénitiens se déterminèrent à naviguer vers la Syrie avec une grande flotte, afin d'étendre, avec le secours de Dieu, pour l'avantage et la plus grande gloire de la foi chrétienne, l'empire et le territoire de Jérusalem.

    Partis de leur pays l'année précédente, ils passèrent l'hiver dans une île qu'on appelle Chypre, et y attendirent la saison favorable pour se remettre en mer.
    Leur flotte se composait de cent vingt navires, sans compter les canots et les barques ; ces vaisseaux étaient les uns garnis d'éperons, les autres des bâtiments de transports, et d'autres enfin à trois rangs de rames.
    Ces derniers, construits à trois étages, renfermaient beaucoup de matériaux d'une grande longueur dont d'habiles ouvriers construisaient des machines, à l'aide desquelles on pouvait prendre ou brûler les plus hautes murailles des places fortes.

    Aussitôt donc que le printemps ouvrit aux vaisseaux le chemin des mers, les Vénitiens ne différèrent pas d'accomplir le voeu qu'ils avaient fait à Dieu depuis longtemps.

    Après avoir réuni en abondance les vivres nécessaires pour la traversée, ils mirent le feu aux baraques dans lesquelles ils s'étaient reposés pendant l'hiver, invoquèrent le secours du Seigneur, dressèrent et déployèrent leurs voiles au son d'un grand nombre de clairons.
    Les vaisseaux peints à l'avance de diverses couleurs réjouissaient, par leur doux éclat, les yeux de ceux qui les voyaient de loin.

    Ils étaient montés par quinze mille hommes armés, tant Vénitiens que pèlerins d'autres pays, qui s'étaient joints à cette entreprise, et portaient en outre trois cents chevaux ; un vent léger seconde leur marche ; ils fendent en bon ordre le sein des ondes, et dirigent leur course d'abord vers Modon, source : Henry de Beauvau Mondon 1615, ensuite sur Rhode
    source : Simon Pinargenti Rhodes 1573.
    Comme il importe que tous marchent ensemble et de concert, et point séparément, même lorsque parfois les vents viennent à changer, les uns modèrent leur course pour ne pas se trouver souvent éloignés des autres ; dans ce but encore, ils marchent à petites journées, ne font voile que le jour et point la nuit, entrent fréquemment dans les ports qu'ils trouvent sur leur route, et pourvoient chaque jour aux besoins indispensables, de peur que le manque d'eau fraîche ne fasse souffrir de la soif et les hommes et les chevaux.

    Dans ce même temps, il arriva que Baudouin roi de Jérusalem fût fait prisonnier. Ce Balak [4], en effet, qui, quelque temps auparavant, avait pris Josselin comte d'Edesse et Galeran, réussit encore à s'emparer de Baudouin, qui dans cette occasion, faute d'assez de prévoyance, fut contraint de se rendre.
    Rien assurément ne pouvait être plus agréable aux Païens, et plus horrible pour les Chrétiens. Aussitôt que le bruit de ce malheur fut parvenu jusqu'à nous, et répandu dans Jérusalem ; tous s'empressèrent de se réunir en assemblée générale dans la cité de Ptolemaïs ou Saint-Jean d'Acre avec les Croisés, et de tenir conseil pour aviser à ce qu'il fallait faire.
    On élut et l'on établit gardien et gouverneur du royaume un certain Eustache (Il nait en 1040. Il épouse Dame Emme de Chocques de Jéricho en 1065. Il est bailli de Jérusalem. Il décède le 15 juin 1123), homme d'une grande vertu et de moeurs très pures, qui possédait alors les villes de Sidon et de Césarée. Le patriarche de Jérusalem, d'accord avec les grands du pays, le régla ainsi, et ordonna qu'on eût à s'y conformer jusqu'à ce qu'on apprît quelque chose de positif sur la fin de la captivité du roi.

    Vers le milieu du mois de mai, nous fûmes instruits que les Babyloniens, Babylone ou Le Caire (les Cairotes) étaient arrivés à Ascalon, après avoir partagé leur armée en deux parties, dont l'une suivait la route de terre, et l'autre allait par mer.
    Préparant donc sur-le-champ une felouque, un très bon voilier, nous envoyâmes des députés vers la flotte des Vénitiens, avec mission de les prier instamment d'accélérer leur marche, et de venir nous prêter secours dans la guerre qui commençait.

    Cependant les Babyloniens fondant par mer sur Joppé ou Jaffa, sautent hors de leurs vaisseaux avec grand appareil, et au bruit effrayant de trompettes d'airain, cernent cette ville, et en forment le siège. Sans perdre un moment ils dressent les machines et les engins qu'ils ont apportés dans leurs plus gros bâtiments, assaillent la place sur tous les points, et l'accablent de pierres qu'ils lancent de toutes leurs forces, c'étaient en effet de terribles machines que celles à l'aide desquelles ces pierres portaient plus fort et plus loin que la flèche décochée par l'arc des Parthes.
    Les gens de pied, tant Arabes qu'Ethiopiens, que ceux de Babylone ont amenés avec eux, livrent, conjointement avec un petit corps d'hommes d'armes, un terrible assaut aux habitants de la ville et de part et d'autre on fait pleuvoir ceux-là des traits, ceux-ci des pierres, et d'autres des flèches, ceux du dedans, en effet, portent des coups pressés à ceux du dehors, en font tomber un grand nombre, et combattent avec un mâle courage pour leur propre salut. D'une part, les Ethiopiens, tenant dans leurs mains des boucliers, s'en couvrent et se garantissent de l'autre, les femmes se montrent toujours empressées de prêter aux citoyens, accablés de fatigue, un secours qui leur est cher, les unes leur fournissent des pierres ; les, autres leur apportent de l'eau à boire.
    Cependant les Sarrasins, qui, depuis cinq jours, battaient les murs, les avaient un peu endommagés, et étaient parvenus à en faire sauter plusieurs créneaux à force d'y jeter des pierres ; mais aussitôt qu'ils apprennent l'arrivée des nôtres qui approchaient, la trompette leur donna le signal de la retraite, ils abandonnèrent l'attaque de Joppé (Jaffa), démontèrent leurs machines, et en reportèrent en hâte les pièces dans leurs navires.

    S'ils eussent osé demeurer plus longtemps sous les murs de cette ville, nul doute qu'ils l'auraient prise : d'une part, ceux qui la défendaient étaient peu nombreux ; de l'autre, les Infidèles avaient déjà creusé et miné tout autour des remparts de manière à pénétrer dans l'intérieur plus tôt qu'ils ne s'y attendaient, et de plus leur flotte se composait au moins de quatre-vingt-dix bâtiments. Mais lorsque les nôtres furent informés par les colporteurs de nouvelles du péril imminent qu'ils couraient de perdre Joppé (Jaffa), ils se rassemblèrent de tous les points en un seul corps d'armée, accoururent de Tibériade, Ptolémaïs (Saint-Jean d'Acre), Césarée, Jérusalem, devant un certain château que les habitants du pays appellent Chaco, portèrent avec eux, au rendez-vous général, la croix du Sauveur, et s'avancèrent en hâte jusqu'à Ramatha [2], près de Diospolis, pour chercher et,combattre l'ennemi.

    Quant à nous, tant Latins que Grecs et Syriens, qui étions demeurés à Jérusalem, nous ne cessâmes, pendant le temps que dura cette expédition, de prier constamment pour nos frères exposés a de si cruelles tribulations, de répandre des aumônes sur les pauvres et de visiter processionnellement, et nu-pieds, toutes les églises de la Cité sainte.

    Cependant nos grands se lèvent dès la petite pointe du jour, sortent de Ramatha, et ordonnent que notre armée, rangée en cohortes suivant les règles de l'art se mette aussitôt en marché.
    Le patriarche donne à tous sa bénédiction et l'absolution de leurs péchés ; et les nôtres ayant le Seigneur Dieu pour garde, pour étendard, et pour auxiliaire, engagent le combat.
    Cette bataille eut lieu près des ruines d'Azot ou d'Eldot [3], autrefois la cinquième cité des Philistins, mais depuis longtemps réduite à l'état d'un misérable bourg qu'on appelle maintenant Jabue.
    La lutte au surplus ne fut pas de longue durée ; à peine, en effet, les Infidèles eurent-ils vu de loin nos guerriers s'avancer contre eux avec grand courage, que sur-le-champ leurs cavaliers, comme si leurs yeux étaient fascinés par quelque présage, se mirent à prendre la fuite.
    Quant à leurs gens de pied, tous furent massacrés, et leurs tentes, avec une foule de richesses de toute espèce, restèrent sur le champ de bataille. On y prit, entre autres choses, trois drapeaux, de ceux qu'on nomme vulgairement étendards ; les nôtres emportèrent encore des ustensiles de mille formes diverses, des matelas, des coussins, et ils emmenèrent avec eux quatre cents chameaux, ainsi que cinq cents ânes chargés d'une immense quantité de bagage.
    Les Sarrasins venus de Babylone (du Caire) pour combattre étaient au nombre de trente mille ; douze mille furent tués tant sur mer que sur terre.
    Les nôtres, au contraire, ne perdirent que peu des leurs, à savoir, dix hommes : on assure que leur nombre s'élevait seulement à huit mille combattants ; mais tous étaient pleins d'audace, d'une valeur éprouvée, très animés à bien faire, soutenus par leur amour pour le Seigneur, et fortifiés par leur entière confiance en lui.

    Douze fois déjà le soleil s'était levé sous le signe des Gémeaux quand, la race criminelle des Babyloniens fut domptée par la force toute-puissante de Dieu.
    Alors les cadavres de ces étrangers couvrirent les champs, devinrent la proie des loups, et servirent de pâture aux hyènes.
    Dès que, grâces à la puissance et à la volonté du Seigneur, cette guerre fut terminée, comme on vient de le raconter, à la gloire du saint nom de Dieu et au triomphe de la foi Chrétienne, le patriarche revint à Jérusalem avec la croix du Sauveur.

    Nous allâmes processionnellement la recevoir hors des portes avec tous les honneurs qui lui étaient dus ; et puis nous la reconduisîmes pompeusement jusqu'à la basilique du Saint-Sépulcre du Sauveur, en chantant le "Te Deum laudamus", et nous payâmes un juste tribut de louanges au Tout-Puissant, en reconnaissance de ses bienfaits.

    Le lendemain du jour où nous obtînmes cet heureux avantage contre les Infidèles, des nouvelles favorables nous arrivèrent encore.
    Nous apprîmes, en effet, que la flotte vénitienne était entrée dans plusieurs, ports de la Palestine, et nous en ressentîmes d'autant plus de joie, que depuis longtemps déjà la renommée nous promettait ce secours.
    Aussitôt donc que le duc des Vénitiens, qui commandait lui-même cette expédition maritime, eut touché Ptolémaïs (Saint-Jean d'Acre), on lui fit connaître ce qui s'était passé, tant par terre que par mer, à Joppé (Jaffa) ; comment les Babyloniens, Babylone ou Le Caire, après avoir tenté tout ce qu'ils avaient pu contre cette place, s'en étaient éloignés; et comment enfin, s'il voulait les poursuivre avec célérité, Dieu aidant, il parviendrait certainement à les atteindre.
    Ce duc alors réunit sur-le-champ les chefs de sa flotte en conseil, la divisa en deux parties, se dirigea lui-même avec celle où il était sur Joppé ou Jaffa, et prescrivit à l'autre de tenir la haute mer. Son but était que les Sarrasins, ignorant où se trouvaient les vaisseaux montés par les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, les crussent encore du côté de Chypre.

    Les Infidèles qui ne voient en effet s'approcher d'eux que seize navires de la flotte vénitienne, les regardent comme une proie déjà toute acquise ; s'abandonnant donc à la joie, ils se préparent à courir sur les Vénitiens, et à accepter audacieusement le combat.
    Cependant nos alliés font mine de craindre d'engager la bataille, et attendant avec adresse l'arrivée de la partie la plus considérable de leur flotte, qu'ils avaient laissée en arrière, ils ne se disposent point à fuir ; mais ne manifestent non plus aucune envie d'en venir aux mains avec les Sarrasins, jusqu'au, moment où ceux-ci aperçoivent le reste de la flotte, des Vénitiens, qui cinglait à toutes, voiles, et en forçant de rames.
    Les nôtres alors sentant croître leur audace, fondent avec une inexprimable rapidité sur les Infidèles, et les cernent de toutes parts, si étroitement qu'il leur soit impossible de trouver aucun moyen de s'échapper.
    Bientôt les Sarrasins sont vivement et merveilleusement serrés de tous côtés ; ni leurs, navires, ni leurs matelots ne peuvent fuir en quelque endroit que ce soit.
    Les nôtres alors abordent les bâtiments de l'ennemi, s'y précipitent, et tuent tout ce qu'ils rencontrent. Chose inouïe parmi les hommes et qui semble passer toute vraisemblance, les pieds des vainqueurs nagent dans des torrents de sang, et les cadavres, jetés hors des vaisseaux, rougissent tout à l'entour des flots amers jusqu'à quatre mille pas de distance.
    Tous les bâtiments ennemis, chargés de grandes richesses, deviennent la proie des Vénitiens.

    Ceux-ci poursuivent ensuite leur route au delà d'Ascalon, cherchant quelque autre prise à faire ; bientôt ils rencontrent sûr leur chemin dix autres bâtiments babyloniens remplis de vivres de toute espèce, et chargés de bois d'une grande longueur, parfaitement propres à construire des machines ; ils s'en emparent ainsi que, de tout ce qu'ils contiennent en munitions diverses, or et argent en lingots, espèces monnayées en grande quantité, poivre, cumin et parfums de tout genre.
    Enfin ils brûlent sur le rivage même quelques bâtiments, qui, dans leur fuite, s'efforçaient de regagner la terre, et en ramènent à Ptolémaïs quelques autres en bon état.

    C'est ainsi que Dieu combla de joie ses serviteurs, et les enrichit de dons abondants et divers. Qu'il est bon et glorieux aux hommes d'avoir toujours le Seigneur pour auxiliaire !
    Qu'heureux est le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu !

    Ces Infidèles disaient : "Allons, confondons entièrement la nation chrétienne, effaçons jusqu'au souvenir de leur nom de dessus la terre, car ils n'ont plus de roi pour le moment ; ce sont des membres qui manquent de chef".

    Ils disaient vrai quand, par ces paroles, ils entendaient Baudouin ; mais ils disaient faux, ne croyant pas que nous eussions Dieu pour roi. Nous avions perdu Baudouin ; mais nous avions pris pour chef Dieu, le roi de toutes choses ; c'est lui que nous invoquions dans notre détresse, et c'est lui qui nous fit triompher. Peut-être n'était-il plus roi, celui qui nous avait été enlevé par un malheureux hasard, mais celui qui venait de vaincre les Païens est le roi non seulement de Jérusalem, mais encore de toute la terre.
    Véritablement il faut avouer que nous eûmes un roi dans ces combats, comme nous l'avons, et l'aurons toujours, lorsque, dans nos affaires, nous saurons le préférer à tout autre appui. Constamment en effet il accourt se ranger avec ceux qui l'invoquent dans la sincérité de leur coeur ; il nous vit nous humilier profondément dans notre affliction ; et regardant avec commisération du haut de son trône notre humilité, il nous délivra. Il combattit pour nous, et fît rentrer dans le néant nos ennemis.

    Celui qui a coutume de toujours vaincre, et n'est jamais vaincu, qui dompte, et n'est point dompté, qui ne trompe, ni n'est trompé, lui seul est certes vraiment roi ; car il régit tout avec justice. Comment serait-il roi, celui qui se laisse vaincre sans cesse par ses vices ?
    En quoi méritera-t-il d'être appelé roi, si constamment il est hors de la loi ?
    Parce qu'il ne garde pas la loi du Seigneur, il n'y aura point de sûreté pour lui. Parce qu'il ne craint pas Dieu, il lui faudra redouter l'homme qui sera son ennemi. C'est un adultère, un parjure, un sacrilège ; et certes un tel homme a perdu le titre de roi. II est menteur et fourbe ; qui donc pourrait se fier à lui ?

    Il se montre favorable aux impies ; comment donc Dieu l'exaucerait-il ?
    S'il pille les églises, s'il opprime les pauvres ; alors, certes, il ne gouverne rien, il détruit. Attachons-nous donc uniquement au roi du ciel ; ne mettons qu'en lui seul toute notre espérance, et nous ne serons pas confondus dans l'éternité.

    Dans ce temps-là Eustache, qu'on avait choisi pour régent de notre royaume, mourut de maladie le quinzième jour de juin, et l'on arrêta de lui donner pour successeur Guillaume de Bures, alors seigneur de Tibériade.

    La tentative de libération du roi Baudouin II

    Vers le milieu du mois d'août, grâces à la bonté de la divine providence, le roi de Jérusalem, Baudouin, sortit de prison, et fut délivré des fers où Balak le retenait dans un certain château, très fort par sa situation, inaccessible en raison de sa hauteur, difficile à prendre, et où était également enfermé Josselin, comte d'Edesse, avec quelques autres captifs.

    L'histoire de la délivrance de ce prince est assez longue, mais remarquable par l'intervention des faveurs du Ciel, et toute brillante de miracles.

    Après avoir langui longtemps, ensevelis dans ce château, privé de tout appui, et en proie à de cruelles douleurs, ces malheureux commencèrent à former mille projets, et à chercher si, par quelque moyen adroit, ils ne pourraient pas parvenir à s'échapper. Ils ne cessèrent donc d'employer l'intermédiaire de messagers fidèles pour solliciter des secours dans tous les lieux où ils avaient des amis.

    Quelques Arméniens habitaient autour de leur prison ; ils s'efforcèrent de gagner ces gens, et de les amener à seconder loyalement leur évasion, dans le cas où eux-mêmes réussiraient à obtenir l'aide de leurs amis du dehors. Au moyen de quelques présents et de beaucoup de promesses, un traité fut conclu, et juré de part et d'autre sous la foi du serment.

    Alors on envoie de la ville d'Edesse vers le château environ cinquante, soldats, obscurs, pour travailler à la délivrance des prisonniers. Ces soldats se déguisent en pauvres, chargent sur leur dos des marchandises, et, tout en les vendant, profitent d'une occasion favorable, et s'introduisent jusqu'aux portes intérieures du château.

    Dans un moment où le chef des gardiens des portes jouait imprudemment aux échecs. avec un des hommes dévoués à nos prisonniers, les soldats, s'approchent adroitement plus, près, comme pour lui porter plainte de quelque insulte qu'ils disent leur avoir été faite ; puis, déposant tout à coup toute crainte et toute hésitation, ils tirent leurs couteaux de leurs gaines, égorgent cet bomme en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire s'emparent de lances, qu'ils, trouvent là sous leurs, mains, et se hâtent de frapper; et tuer tout ce qu'ils rencontrent. De grands cris s'élèvent ; au dedans, au, dehors, tous se troublent ; ceux qui sont les plus prompts à courir au lieu, du tumulte sont les plus promptement massacrés et cent Turcs environ, périssent dans ce désordre. Sur-le-champ les portes se ferment ; le roi ainsi que les autres captifs sont tirés de prison ; quelques-uns d'entre eux, ayant encore les fers, aux pieds, montent à l'aide d'échelles sur le faîte de la muraille, arborent, sur le sommet de la citadelle, l'étendard des Chrétiens, et rendent ainsi manifeste à, tous les yeux la vérité de ce qui vient d'arriver.

    Dans cette même citadelle se trouvait celle des femmes de Balak que celui-ci préférait à toutes les autres. Bientôt cependant les Turcs cernent de toutes parts le château, empêchent qu'on n'y entre, ou qu'on n'en sorte, soit du dehors, soit du dedans, et entassent des charrettes contre les portes pour intercepter tout passage, Je ne crois pas au surplus devoir passer sous silence comment Balak eut alors, par un songe, révélation d'un certain malheur qui le menaçait. Il crut voir en effet Josselin lui arracher les yeux, ainsi que lui-même le raconta dans la suite aux siens. Ses prêtres, auxquels il fit sur-le-champ connaître ce songe, et en demanda l'interprétation, lui dirent "que ce malheur ou quelque autre équivalent lui arriverait certainement, si le hasard voulait qu'il tombât quelque jour entre, les maints de ce Josselin". Sur cette réponse, il envoya sans délai au château un exprès chargé d'égorger Josselin, afin d'éviter que celui-ci pût le faire périr lui-même, comme on le lui présageait. Mais, grâces à Dieu, avant que ce bourreau parvînt jusqu'à Josselin, celui-ci était sorti de captivité.

    Cependant le roi Baudouin et les siens avisèrent sagement et en commun aux moyens d'être, secourus d'une manière quelconque ; comme le moment leur parut opportun pour faire à cet égard quelque tentative, le seigneur Josselin ne craignit point de s'exposer aux dangers d'une mort presque certaine ; se recommandant donc au Créateur de l'univers, il sortit du château, suivi de trois de ses serviteurs, et, avec non moins d'effroi que d'audace, réussit, à l'aide de la clarté de la lune, à passer au milieu des ennemis. Une fois hors de danger, il renvoya sur-le-champ au roi un de ses serviteurs, chargé de remettre son anneau à Baudouin pour lui faire connaître par là, ainsi que la chose était d'avance convenue entre eux, qu'il avait complètement échappé aux Turcs qui assiégeaient le château.

    Ensuite, fuyant ou se cachant tour à tour, et marchant plus de nuit que de jour, il arrive, sa chaussure toute déchirée et presque nu-pieds, au fleuve de l'Euphrate ; n'y trouvant pas de navire, il n'hésite pas un instant à faire ce que lui commande la crainte d'être poursuivi,

    Quel parti prend-il donc ?
    A force de souffler dans deux outres qu'il avait apportées avec lui, il parvient à les enfler, se place dessus, et se lance ainsi dans le fleuve. Comme il ne savait pas nager, ses compagnons l'aident habilement, et, Dieu les conduisant, l'amènent sain et sauf jusqu'au rivage. Ecrasé par la fatigue d'une marche extraordinaire, épuisé de faim et de soif, et en proie à de vives souffrances, il ne respirait plus qu'avec peine ; personne cependant ne s'offre pour lui tendre une main secourable.

    Accablé de sommeil, il se décide à donner quelque repos à ses membres accablés de si rudes travaux, se couvre de branches et de broussailles pour n'être pas aperçu, et se couche sous un noyer qu'il trouve sur le rivage.

    Cependant il avait ordonné à l'un de ses serviteurs de chercher à découvrir quelque habitant du pays, et d'obtenir à force de prières qu'il lui donnât ou lui vendît, à quelque prix que ce fût, un morceau de pain, pour apaiser la faim dont il était dévoré. Ce serviteur rencontre bientôt dans les champs un certain paysan Arménien, chargé de figues sauvages et de grappes de raisin, lui parle, mais avec grande réserve, et le conduit vers son maître.

    C'était bien ce que pouvait désirer le comte affamé ; mais à peine ce paysan s'est-il approché, que, reconnaissant Josselin, il tombe à ses pieds, et lui dit : "Salut, seigneur Josselin". A ces mots, que le comte aurait fort voulu ne pas entendre, il répond, tout effrayé, mais pourtant avec douceur : "Je ne suis point celui que tu viens de nommer, mais que le Très-Haut le secoure en quelque lieu qu'il soit !"

    Le paysan reprend alors : "Ne cherche pas, je t'en conjure, à me celer qui tu es ; très certainement je te reconnais à merveille, révèle-moi bien plutôt quel malheur t'est survenu dans ces pays, et comment il est arrivé : ne crains rien, je t'en supplie".

    Le comte réplique : "Qui que tu sois, aie pitié de moi ; ne fais pas, je te le demande en grâce, connaître mon infortune à mes ennemis ; conduis-moi dans un lieu où je puisse être en sûreté ; tu mériteras alors de recevoir cette pièce de monnaie pour récompense ; je viens, avec la faveur de Dieu, de m'échapper de la prison où me retenait Balak, dans un château qu'on appelle Kartapète, situé en Mésopotamie, au delà de l'Euphrate. Maintenant je suis errant et fugitif, si tu m'assistes en cette extrémité, tu feras une bonne oeuvre, et empêcheras que je ne retombe de nouveau entre les mains de Balak, et ne périsse misérablement. Que si tu veux venir avec moi dans mon château de Turbessel [1], tu y passeras heureusement tous les jours qui te restent à vivre. Dis-moi quelle petite propriété tu possèdes en ces lieux, et quelle est sa valeur ; et, si tu le désires, j'aurai soin de t'en rendre une plus considérable dans mes domaines.

    — Je n'exige rien de toi, seigneur, dit le paysan, et je te conduirai sain et sauf où tu voudras ; autrefois, je m'en souviens, tu t'es, avec bonté, privé de pain pour m'en faire manger ; c'est pourquoi je suis prêt à te rendre la pareille. J'ai, ajoute-t-il, une femme, une fille unique encore en bas âge, une ânesse, deux frères et deux boeufs ; je me confie entièrement en toi, qui es homme prudent et de grande sagesse ; je pars avec toi, et j'emmène tout ce qui m'appartient ; j'ai de plus un cochon, je vais te l'apporter ici même de manière ou d'autre.
    - N'en fais rien, frère, répond le comte, tu n'as pas l'habitude de manger un porc en an seul repas, et il ne faut pas éveiller les soupçons de tes voisins par quoi que ce soit d'extraordinaire".

    Ce paysan s'en va donc et revient bientôt, comme il était convenu avec sa famille et ses animaux. Le comte, accoutumé à ne monter autrefois qu'une mule superbe, monte l'ânesse du paysan, et porte devant lui l'enfant, qui était une fille et non un garçon ; celle qu'il ne lui a pas été donné d'engendrer, if lui est donné de là porter dans ses bras, comme s'il était son père ; celle qui ne lui appartient pas comme fille née de son sang, il la porté avec autant de soin qu'il ferait l'espoir certain de sa race future. Cependant l'enfant se met bientôt à tourmenter le comte de ses pleurs et de ses cris ; celui-ci ne savait comment le calmer; le sein de la nourrice manquait de lait, et Josselin n'avait pas appris l'art d'adoucir l'enfant par les caresses ; il songe donc à quitter une compagne de voyage qui peut autant lui nuire, et à marcher seul et plus sûrement; mais s'apercevant que ce projet déplaît au paysan, il craint de l'affliger, et continue à supporter le nouvel ennui qu'il s'est imposé, lorsque enfin tous arrivent à Turbessel. C'est une joyeuse réception que celle d'un tel hôte ; l'épouse se félicite de retrouver l'illustre compagnon de sa vie ; les serviteurs triomphent du retour d'un maître si puissant : notre coeur ne met certes nullement en doute ni le plaisir auquel tous s'honorent de se livrer, ni les torrents de larmes, ni les pieux soupirs qu'excite en eux leur joie, Quant au paysan, il reçoit sans délai la juste récompense de son humble dévouement, et au lieu d'un seul attelage de boeufs qu'il avait, on lui en donne deux.

    Cependant le comte, ne pouvant s'arrêter longtemps dans son château, se rend à Antioche, et de cette ville à Jérusalem. Là il paie au Seigneur un juste tribut de louanges et d'actions de grâces, lui offre deux chaînes, de celles qu'on attache aux pieds, l'une en fer, l'autre en argent, qu'il avait apportées avec lui, et les suspend pieusement sur la montagne du Calvaire, en mémoire de sa captivité, ainsi qu'en, reconnaissance de sa glorieuse délivrance. Après trois jours passés dans la Cité sainte, il la quitte, et suit jusqu'à Tripoli la croix du Sauveur, qu'on avait déjà portée dans cette ville. L'armée de Jérusalem s'était en effet mise en marche avec cette croix sainte, pour aller à Kartapète, château de Balak, ou le roi ainsi que plusieurs autres se trouvaient encore retenus, non plus en prison, mais dans l'enceinte des remparts. Que béni soit le Seigneur Dieu de l'univers, qui règle tellement sa toute-puissante volonté que, quand, il lui plaît, il précipite le fort du haut de sa gloire, et élève le faible du sein de son humble poussière !
    Le roi Baudouin commandait le matin, et le soir il était esclave : il n'en arriva pas moins du comte Josselin. Il est donc certes bien évident que dans ce monde rien n'est certain, stable, et longtemps prospère. Il est bon par conséquent de ne pas soupirer après les biens terrestres, et de tenir toujours son coeur tendu vers le Seigneur ; ainsi ne nous confions pas aux jouissances périssables, de peur de perdre celles qui nous attendent dans l'éternité. Déjà je termine, selon mon calcul, mon treizième lustre, et jamais je n'ai vu de roi retenu dans les fers, comme le roi Baudouin. Si cela présage quelque malheur, je l'ignore, Dieu seul le sait. Cependant ceux de Jérusalem, s'étant dirigés vers le lieu où ils avaient arrêté de se rendre, furent rejoints à Antioche par les gens de cette ville, et par ceux de Tripoli. Mais quand ils furent arrivés à Turbessel, on leur apprit que le roi et le château où il était enfermé venaient de tomber une seconde fois aux mains de l'ennemi. A cette nouvelle, les nôtres changèrent de projet, et l'ordre fut donné de songer sur-le-champ au retour.

    Désirant toutefois tirer quelque avantage de leur expédition, aussitôt que le cor eut donné le signal, ils marchèrent sur la cité d'Alep, ravagèrent et détruisirent tout ce qu'ils trouvèrent hors des murs, après avoir d'abord forcé durement d'y rentrer tous ceux qui en étaient sortis pour les combattre. Mais quand ils eurent demeuré quatre jours devant cette place, ils reconnurent qu'ils ne pourraient avancer à rien de plus, et résolurent de retourner chez eux, d'autant plus vite que déjà ils souffraient du manque de vivres. Pour le comte Josselin, il resta sur les terres d'Antioche.

    Les nôtres étant parvenus jusqu'à Ptolemaïs (Saint-Jean d'Acre), avant que les Sarrasins d'alentour en fussent instruits, traversèrent le Jourdain, parcourant en tous sens la contrée qui confine au mont Galaad et à l'Arabie, enlevèrent de nombreuses troupes de Sarrasins des deux sexes, ainsi que de bestiaux de tout genre, rentrèrent à Tibériade, celle de nos villes qui se trouvait la plus proche, avec un immense convoi de chameaux, de brebis, de jeunes garçons et de petit enfants, partagèrent entre eux ces bêtes conformément à l'usage, puis se réunirent de toutes parts à Jérusalem, où ils remirent dans sa place ordinaire, et avec tous les honneurs convenables, la croix du Sauveur qu'ils avaient emportée.

    Il sera bon de reprendre maintenant le récit que j'ai abandonné.
    Lorsque Balak eut appris ce qui s'était passé à Kartapète, et comment le comte Josselin avait réussi à s'échapper de prison, plein de colère il marcha le plus vite qu'il put vers ce château ; une fois là, il pressa le roi avec de douces paroles de lui restituer son château, afin d'éviter qu'il n'arrivât, soit à l'un d'eux, soit à tous deux à la fois, de pires malheurs ; il promit à Baudouin de le laisser s'en aller tranquillement, de le faire même reconduire sain et sauf jusqu'à Edesse ou Antioche, et de lui donner les otages qu'il voudrait pour sûreté de cet engagement ; mais il déclara qu'autrement les choses iraient de mal en pis, pour l'un d'eux, ou pour tous deux à la fois.

    Le roi ayant refusé d'accéder à ces propositions, Balak transporté de rage, jura de reprendre de vive force et le roi et le château, et de tirer, sans aucun doute, une éclatante vengeance de ses ennemis. Il ordonna donc incontinent de creuser la roche sur laquelle était bâti le château, de disposer çà et là des étais dans la mine, pour soutenir ainsi les bâtiments comme suspendus en l'air, puis d'apporter du bois et d'y mettre le feu. A peine les étais se furent-ils enflammés, que la mine s'affaissa, et que la tour la plus proche du point où avait éclaté l'incendie s'écroula avec un horrible fracas, des tourbillons de poussière et de fumée s'élevèrent abord, quand les décombres couvrirent le feu dans leur chute, mais bientôt la flamme consuma tous les matériaux qui l'étouffaient, et se remontra plus claire et plus vive.

    A la vue d'un accident si subit, la stupeur saisit le roi qui ne soutenait qu'avec peine son entreprise ; et le désespoir acheva de glacer l'esprit de ce prince, déjà grandement effrayé par le terrible écroulement de la tour. Ainsi donc, perdant tout courage et toute raison, le roi et ses compagnons s'en remirent, en suppliants, à la clémence de Balak, sans en pouvoir attendre autre chose qu'un supplice tel qu'ils l'avaient mérité. Le Païen fit cependant grâce de la vie à Baudouin, et à un certain Galeran, neveu de ce prince. Quant aux Arméniens qui avaient aidé le roi contre lui, il fit pendre les uns, écorcher les autres, et éventrer le reste par le tranchant du glaive. Pour le roi, il le tira de ce château, avec trois des siens, et ordonna de les conduire dans la ville de Carrhes [5].

    Comme ces choses se passaient fort loin de nous, à peine pouvions-nous en avoir une connaissance certaine ; j'ai toutefois consigné dans cet écrit, avec toute l'exactitude qui dépendait de moi, ce que j'ai recueilli sur ce sujet des récits qu'on m'en a faits. Alors finit cette année, pendant laquelle la rareté des pluies nous fit souffrir d'une soif qui excita de tristes plaintes et de fréquents murmures parmi les habitants de Jérusalem.
    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Noël à Bethléem

    Notes

    [1] - Quand Baudouin de Boulogne devient roi de Jérusalem, il lègue le comté d'édesse, l'un des états latins d'Orient, à son cousin Baudouin du Bourg. Celui-ci passe alors sa seigneurie de Turbessel à Josselin de Courtenay.
    [2] - Ramatha ou Arimathie - Ancienne ville de Palestine voisine de Lydda, surtout connue pour avoir vu naître Joseph. - A cinq milles au nord de Jérusalem, Ramatha est tenu par certains chrétiens, dès le IVº siècle, pour la patrie du prophète Samuel - que la tradition juive place près d'Arimathie (cf. Jérôme, Onom. p.145, 27-29.)
    [3] - Entre Ascalon et Joppé on trouve Azot située à dix milles de la première et qui fut aussi dans les temps anciens l'une des cinq villes des Philistins. Elle est à peu de distance de la mer mais elle n'est plus maintenant que de la dimension d'un bourg de moyenne grandeur.
    Sources : Histoire des croisades Par Jacobus
    [4] On peut lire plus en détail un épisode vécu entre Josselin et Balak dans le livre Septième de Guillaume de Tyr.
    [5] Carrhes, Carrhae en latin, Haran et Charan dans la Bible, auj. Harran (Turquie). - Ville de Mésopotamie, au Sud d'Edesse, célèbre par le séjour qu'y aurait fait Abraham, par la défaite de Crassus (53 av. J.-C.) et de Galère, 296.

    Sources : Textes de Foulcher de Chartres - Collection des mémoires relatifs à l'Histoire de France ; Editions J-L. J.Brière, Librairies : Paris 1825

    Noël à Bethléem

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