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L'Affaire du Temple

A propos du Concile de Vienne - 1311-1312
L'étude de l'affaire du Temple qui a eu, en 1312, son épilogue au Grand Concile Oecuménique tenu en notre chère Vienne, est, encore aujourd'hui, particulièrement difficiles. Les documents du temps relatifs aux Templiers étaient nombreux dans les archives de la Papauté : on n'en retrouve plus actuellement que des fragments. Ces inestimables pièces ont trop suivi les malheureuses vicissitudes de l'histoire des Papes : un certain nombre ont dû s'égarer au cours des déplacements du Pape Clément V; d'autres auraient été perdues pendant le grand schisme, quand le tenace Benoit XIII emporta une partie des archives pontificales dans cet îlot de la Méditerranée, d'ou il excommuniait le Concile qui voulait le déposer; d'autres auraient fui dans le transport des papiers d'Avignon à Rome. Enfin, plus récemment en 1810, à la suite des odieuses violences bonapartistes exercées contre le Pape, les archives romaines furent transportées a Paris; l'homme qui avait forcé nuitamment, comme un voleur, l'entrée du palais pontifical, le général Radet, s'empara des pièces relatives au procès des Templiers.

Quelle était la pensée de ce guerrier ? Voulait-il simplement en recréer ses loisirs ? Peut-être Napoléon pensait y trouver des armes contre la papauté. Quoiqu'il en soit, rien d'étonnant si ces nouveaux transports, puis le retour des pièces a Rome; ont été encore la cause de quelques fuites.

La perte d'une partie des documents pontificaux est d'autant plus regrettable que la plupart des historiens de l'époque sont suspects, quelle créance accorder a tous ceux qui, de près ou de loin, tenaient à la Cour de France (1), et quelle attention apporté aux récits de ces historiens italiens notoirement hostiles à la Papauté d'Avignon (2).
1. Par exemple Dupuis.
2. Surtout Villani (histoire florentine), Dante. On peut sans doute aussi se défier de Dino Compagni, Boccace et des Storie Pistolesi.


On conçoit les difficultés de la critique ; elles ont été telles que des historiens d'une incontestable valeur nous donnent le spectacle d'opinions totalement différentes au sujet de la culpabilité de l'Ordre du Temple (3). En présence des divergences de la critique, sans doute, Napoléon disait que l'on ne saurait jamais rien.
3. Pour Schottmuller, H.-C. Lea, il est innocent. Pour Michelet, Wilcke, Prutz et d'autres, il est coupable, au moins dans une certaine inesure.
4. Finke, Paul Viollet, Lizerand, Langlois dont toutefois plusieurs opinions paraissent sujettes à révision.


Après les beaux travaux de la critique contemporaine (4), sans aller aussi loin que le professeur Langlois aux yeux duquel l'affaire des Templiers est maintenant très claire (5), on peut, je crois, affirmer que le grand empereur était dans l'erreur ; on trouvera ici le résumé des résultats qui paraissent aujourd'hui acquis sur cette ténébreuse affaire.
5. Non, l'affaire n'est pas aussi claire qu'elle le paraît à M. Langlois qui manque trop souvent de nuances et de modération ; cet historien qui paraît avoir épousé les idées et opinions d'H.-C. Lea, emploie, notamment à l'égard du pape Clément V, un langage et des opinions outrancières inadmissibles.

L'ordre du Temple, comme celui des Hospitaliers (plus tard Chevaliers de Rhodes) était un Ordre à la fois religieux et militaire. Il fut fondé après la première Croisade et établi par son premier grand maître près du Temple de Jérusalem, d'où lui vint son nom. Le costume des Templiers était le vêtement blanc avec croix rouge ; leur mission était la conquête et la défense de la Palestine. En 1128, le Concile de Troyes leur don na une règle rédigée, croyons-nous, sous l'inspiration de Saint Bernard.

Cette règle, dont nous possédons des copies des 13e et 14e s. (1), est fort intéressante; elle permet d'évoquer ce que durent être, du moins dans les débuts, ces chevaliers de la Croix.
1. Voir la règle du Temple publiée pour la Société de l'Histoire de France par Henri de Curzon (Reynouard, édit. 1886).

L'Ordre comprenait des chevaliers qui possédaient chacun trois chevaux et un écuyer - des frères sergents qui n'avaient droit en principe qu'à un cheval - et des frères de métiers qui remplissaient les offices inférieurs du Temple (services ménagers, maréchalerie, etc.). Les chevaliers participaient seuls à l'examen de l'admission des nouveaux membres.

Cette admission était assez compliquée. Après une première délibération du Conseil des Chevaliers sur le cas du postulant, le Commandeur lui demandait s'il voulait le reste de son existence être « serf et esclave de la maison » ; sur sa réponse affirmative, on délibérait une seconde fois, puis le postulant renouvelait sa demande. La main sur l'Evangile, il devait dire s'il n'était pas marié ou fiancé (car alors il ne pouvait faire partie de l'Ordre), s'il n'appartenait pas à un autre Ordre religieux, s'il n'avait pas encouru l'excommunication ; ce n'était pas un cas d'exclusion (cette pénalité eut paru sans doute trop forte car l'excommunication était fréquente au moyen-âge) ; il suffisait de s'en faire relever. Le postulant devait expliquer aussi s'il n'était pas débiteur malheureux d'une personne étrangère à l'Ordre; s'il lui était impossible de s'acquitter, il eut mieux valu pour lui ne pas demander son affiliation car il allait être livré aux mains de son créancier. Si les réponses étaient satisfaisantes, on l'admettait après lui avoir fait promettre l'obéissance, la chasteté, la pauvreté et son aide pour la conquête de la Terre Sainte.

Le voeu de pauvreté ainsi fait s'appliquait seulement à l'argent comptant ; les frères pouvaient posséder en propre non seulement leurs vêtements et leurs armes, mais aussi des terres, et accepter des dîmes (2).
2. Voir la règle du Temple, paragraphe 57-58.

Avant tout, le Templier était créé pour lutter contre l'infidèle, on ne lui demandait donc pas trop de dévotions ; ses devoirs religieux se réduisaient à l'assistance aux offices (1); il jeûnait aussi, même en Orient, mais les abstinences immodérées lui étaient interdites ; en temps ordinaire il usait même de vin et de viande. Aux repas, les chevaliers avaient leurs tables à part, mais aucune différence de menu n'existait entre les membres de l'Ordre ; les frères mangeaient deux par deux à la même écuelle, méthode peu élégante et d'une hygiène douteuse mais économique.
1. Règle du Temple, introduction XXVI.

Les défenses étaient nombreuses. La règle naturellement insistait abondamment sur la discipline en temps de guerre, elle interdisait la chasse sauf la chasse au lion (2), « car cet animal cherche sans cesse quelqu'un à dévorer. »
2. Règle du Temple, paragraphe 55.

Il n'est pas inutile d'insister sur ces défenses. Nous verrons que l'une d'elles a eu les conséquences les plus graves pour l'avenir de l'Ordre, je veux parler de l'interdiction de donner sans permission un exemplaire de la règle ou des statuts du Temple et de révéler ce qui s'était passé en Chapitre. La violation de cette défense était jugée si grave que la Règle l'avait placée au 2e rang dans la liste des fautes qui entraînaient l'exclusion, de suite après la simonie (3).
3. Règle du Temple, introduction XXXIII.

Cette liste est assez longue et présente de curieuses particularités : on peut y remarquer qu'il était aussi grave de tuer un cheval qu'un esclave (4); il était d'ailleurs interdit de maltraiter les esclaves, du moins sans motif, progrès notable sur les moeurs païennes.
4. Règle du Temple, paragraphe 336.

Le lecteur voudra bien excuser ce tableau un peu long ; il était utile pour faire saisir ce que l'on attendait de l'Ordre du Temple et par quels endroits il était vulnérable.

Il a été question plus haut de recrues possibles de Templiers parmi des excommuniés ou plutôt d'anciens excommuniés ; en fait, la règle primitive ne le permettait pas, mais cette défense ne subsista pas et la règle française que nous possédons semble au contraire recommander ce mode de recrutement ; Saint Bernard lui-même paraît l'avoir admis, si elle est bien de lui cette rude esquisse où l'on montre les Templiers « Cheveux tondus, poil hérissé, souillés de poussière, noirs de fer, noirs de hâle et de soleil. Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre Sainte c'est que vous n'y voyez que des scélérats et des impies. Christ d'un ennemi se fait un champion ; du persécuteur Saul il fait un Saint-Paul (1). »
1. Voir Michelet (histoire de France).

L'idée de ramener des chevaliers égarés en les incorporant dans une milice chrétienne était sans doute en principe fort louable, mais ne devait-on pas redouter qu'une pareille tolérance n'introduisit dans l'Ordre des membres mal convertis, encore imbus de principes hérétiques ; je ne serais pas surpris que, sous le couvert de cette règle, aient pénétré au Temple des hérétiques Albigeois traqués (2).
2. M. Lea ne croit pas que l'Ordre du Temple se fut teinté de catharisme.

Le mystère dont s'entouraient les Templiers n'était pas moins redoutable ; leur réputation allait en souffrir. Cette obligation du secret, l'importance extraordinaire que l'on y attachait, devaient contribuer puissamment, en excitant les soupçons, à donner prise aux adversaires.

Ces germes de malheur ne se développèrent que lentement. Au 12e siècle, il semble bien que les Templiers aient été à peu après à la hauteur de leur mission. Sous le rapport matériel surtout l'Ordre grandissait rapidement, acquérait de vastes domaines; le Saint-Siège le comblait de faveurs, dotait ses maisons du droit d'asile et le rendait justiciable de Rome seule.

C'était peut-être leur rendre un mauvais service. Avec les richesses, la gloire et les privilèges, apparaît et se développe leur orgueil de caste ; il semble que l'Ordre devienne pour ses membres une divinité, dont la gloire et la richesse doivent être recherchées d'abord. Dès les débuts du XIIIe siècle, le Pape Innocent III signale qu'ils donnent leur Croix au premier vagabond qui consent à leur payer 2 ou 3 deniers par an (1).
1. Lea (histoire de l'Inquisition au Moyen Age).

Chacun de vous, leur dira plus tard le prédicateur Jacques de Vitry, fait profession de ne rien posséder en particulier, mais en commun vous voulez tout avoir. Ils devinrent, en effet peu à peu, non seulement de grands propriétaires, mais aussi de grands manieurs d'argent.

Ces richesses (2) ne servaient guère qu'à leur profit matériel : « Au temple, dit l'un des articles de l'acte d'accusation dressé plus tard par le pape Clément V, on ne faisait pas les aumônes... on ne donnait pas l'hospitalité. » D'autre part, les Templiers s'acquittaient bien mal de leur rôle de gendarmes de la Palestine : en Orient, ils se querellaient avec les Hospitaliers ; au cours de leurs rivalités furieuses, ils avaient été, dit-on, jusqu'à lancer des flèches dans le Saint-Sépulcre ; ils laissaient reprendre par les Sarrazins les dernières places de la Palestine. En Europe, on disait qu'ils étaient des traîtres, qu'ils avaient accueilli un chef mahométan dans leurs maisons et averti les infidèles de l'arrivée de l'empereur Frédéric II. Il faut reconnaître qu'ils avaient parfois l'attitude la plus étrange.
2. Suivant H.-C. Lea, ils n'étaient pas aussi riches qu'on l'a supposé.

M. Schlumberger a raconté l'odyssée sanglante de Roger la Fleur, cet ancien templier qui devint amiral, général, haut seigneur byzantin, neveu par alliance de l'empereur grec et finit assassiné. Celui-ci avait été chassé de l'Ordre, mais que dire des chevaliers qu'en 1306 Charles II de Naples emmena A la Croisade contre les Grecs schismatiques : après avoir pris Thessalonique, ils tournèrent leurs armes contre les princes catholiques latins de la Grèce.

Leurs richesses trop ostensibles, le mauvais emploi qu'ils en faisaient, leur orgueil, leur attitude, suscitèrent de nombreux adversaires : victimes et envieux - princes qu'ils obligeaient comme banquiers et qui les redoutaient comme puissance - clergé séculier qui voyait avec peine les privilèges dont ils jouissaient. Les Papes eux-mêmes semblaient regretter les dons qu'ils avaient octroyés : en 1265, Clément IV rappelait aux Templiers que, sans la Papauté, ils seraient la victime de l'animosité publique.

Bientôt des récits défavorables circulèrent sur leur compte : histoires vraies, amplifiées, ou légendes semées à dessein par des adversaires sans scrupule ou des membres gangrenés de l'Ordre (1). La masse crédule, qui avait peu de motifs d'être bienveillante, était disposée à tout croire ; le secret dont s'entouraient les chevaliers paraissait autoriser tout soupçon (2). Une étincelle maintenant suffirait à mettre le feu aux poudres.
1. Il devait y avoir parmi eux, dit H.-C. Lea, nombre d'aventuriers sans scrupule prêts à commettre tout crime qui pût leur procurer quelque profit. Beaucoup d'anciens membres expulsés pour leurs méfaits n'avaient rien à perdre en satisfaisant leurs rancunes.
2. Langlois (histoire de France publiée sous la direction de M. Lavisse Tome III, livre II, chapitre III, pages 178 et 179).


Mais qui oserait s'attaquer au puissant Ordre; les Templiers pensaient peut-être que l'on n'oserait !... Le désastre vint de la Cour de France. On aurait pu croire cependant que les chevaliers pouvaient compter sur la faveur royale : en 1303 et 1304, ils avaient reçu de Philippe le Bel des lettres de protection et de privilèges ; ils étaient ses banquiers et, en 1306, surent le protéger au cours d'une émeute.

Il ne semble pas que le roi ait eu l'initiative de l'affaire. La face énigmatique et ténébreuse de Philippe en a peut-être trop imposé aux historiens modernes, qui ont cru voir son initiative dans toutes les affaires importantes du temps : or, si l'on s'en tient à la plupart des récits de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe, Philippe le Bel ne fut guère le souverain énergique et cauteleux de la légende, mais un être plutôt faible qui devint un peu le jouet de ses conseillers (3).
3. Langlois (id... Tome III, livre II, chapitre I).

Ces conseillers étaient des légistes, âmes froides de juristes, tout férus de droit romain ; à l'école des professeurs lombards et bolonais ils avaient appris que le souverain doit être considéré comme le grand maître des terres de son Etat, et que les particuliers n'en sont que les détenteurs (1) ; pourquoi ne pas employer cette doctrine au profit du fisc royal affamé et faire ainsi sa cour au prince. Ceci n'est pas pure imagination.
1. Cette théorie avait été appliquée au XIIe siècle au profit du pouvoir impérial représenté alors par Frédéric Barberousse.

Dès 1306, Dubois, légiste de Coutances, dans son ouvrage sur le « Recouvrement de la Terre Sainte », constatant que les biens des Templiers profitent peu aux Lieux Saints, propose le remède suivant : « Il faut les forcer à vivre en Orient des biens qu'ils y possèdent : plus de Templiers ni d'Hospitaliers en Europe. Pour leurs terres, situées en deçà de la Méditerranée, elles seront livrées à ferme noble. On aura ainsi plus de 800.000 livres tournois par an qui serviront à acheter des navires, des vivres et des équipements, de façon que les plus pauvres pourront aller outre-mer » (2). C'était un plan bien tentant pour la royauté ! N'aurait-on pu le réaliser par un accord amiable ?
2. Langlois (histoire de France Lavisse III. II chapitre 7 et chapitre tome III chapitre 3, page 179).

Je suis tenté de croire que l'essai en fut fait; il ne parait pas douteux que le roi voulut arranger l'affaire du Temple avec le Souverain Pontife: en 1306, la France et le Saint Siège correspondent à ce sujet. Au milieu de 1307, le Pape qui ne pouvait se décider d'abord à croire ce qui était raconté sur les Templiers, se trouva forcé, suivant ses propres paroles, de douter et d'enquérir; mais il était malade et il voulait aller prudemment (3).
3. Sur le caractère hésitant du Pape, voir P. Fouraier (le royaume d'Arles et de Vienne, page 353, in fine).

Pendant ce temps, des mesures foudroyantes se préparaient : un homme énergique et habile réunissait comme en un faisceau toutes les accusations afin d'en écraser l'Ordre : Guillaume de Nogaret.

De famille albigeoise, ce légiste gardait sans doute encore dans le sang les haines religieuses de ses parents : depuis plusieurs années déjà, ses efforts tendaient à la sécularisation de la société; au cours du différend avec le Pape Boniface VIII il avait montré une âpreté anticléricale extraordinaire ; malgré son catholicisme, tout faisait prévoir qu'il accueillerait facilement ce qui se murmurait contre les Templiers. Son esprit sombre et hardi, seul peut-être, conçut un guet-apens terrible, du même genre que celui qui avait été employé contre les Juifs en l'année 1306.

Celui-ci avait admirablement réussi ; à la même date, tous les Juifs de France avaient été arrêtés (sans doute sous prétexte d'usure), leurs biens et leurs livres saisis; les richesses avaient été rapidement inventoriées et mises en vente publique. C'était un précédent que Nogaret connaissait bien puisqu'il avait pris part à l'affaire.

Le jour où ce terrible homme prit la garde des Sceaux, le 22 Septembre 1307, on traita de l'arrestation des membres de l'Ordre, et, le 13 Octobre suivant, tous les Templiers de France étaient mis en arrestation sous l'inculpation d'hérésie et leurs biens confisqués.

Suivant Nogaret, c'est l'Inquisition qui a eu l'initiative de l'affaire : « Le roi, d'après l'acte d'accusation, avait commencé par attribuer les dénonciations à l'envi, à la haine, à la cupidité, plutôt qu'à la ferveur de la foi et au zèle de la justice... mais il a bien fallu se rendre aux constatations; on est maintenant obligé de céder aux supplications de l'inquisiteur de l'hérésie qui a invoqué le secours du bras séculier, de la justice civile » (1).
1. Voir le manifeste dans Langlois (histoire de France Lavisse Tome III livre II, chapitre III, page 183).

Ce n'est pas ici le lieu de parler de l'Inquisition. On sait qu'elle fut, à une époque de danger exceptionnel, au début du XIIe siècle, une juridiction et une police organisée par l'Eglise en vue de la lutte contre l'hérésie. Il faut bien se garder de confondre des inquisiteurs particuliers avec l'Eglise ; en fait, il s'en fallait de beaucoup qu'ils fussent toujours approuvés par le Saint Siège : en 1306, l'année précédente, le pape Clément V avait blâmé l'excessive rigueur de l'Inquisition du Midi (1). Nous verrons plus loin ce que le même pape pensa des procédés employés par l'Inquisition parisienne.
1. Dans la curieuse affaire du moine Bernard Délicieux (B. Hauréau. Bernard Délicieux et l'Inquisition albigeoise 1877).

Les Templiers de Paris comparurent donc devant les juges d'inquisition assistés de conseillers royaux. Tous ne reconnurent pas spontanément ce dont ils étaient accusés; pour provoquer les aveux des récalcitrants que l'on estimait coupables, on eut recours à la torture.
Comment ce moyen barbare, cette pratique romaine pour provoquer l'aveu avait-elle pu pénétrer jusque dans les tribunaux ecclésiastiques ? Gratien, dans son « Decretum » avait cependant stipulé comme règle canonique qu'aucun aveu ne doit être extorqué par la torture proprement dite. Le Pape Nicolas Ier en avait formellement réprouvé l'emploi : « De tels procédés, disait-il, sont contraires à la loi divine et humaine, car l'aveu doit être spontané » (2).
2. Voir abbé Vacandard (l'Inquisition, page 176 et 280)

Le rude Innocent IV en jugea autrement : il autorisa dans les tribunaux d'Inquisition la torture déjà employée par les tribunaux civils, tout en précisant qu'elle ne devait laisser aucune infirmité au patient ni menacer sa vie.
Or, dans les prisons de Philippe le Bel, la torture fut atroce : on employa vraisemblablement le chevalet qui disloque les membres, l'estrapade qui les brise par des chutes réitérées, même le supplice du feu. Le chevalier Bernard Dugué montra plus tard devant les juges pontificaux deux os qui lui étaient tombés des pieds exposés à un feu ardent. Faut-il s'étonner que les suppliciés, le grand maître lui-même, aient avoué tout ce dont on les accusait - et l'adoration d'une idole - et les insultes à la Croix - et d'autres turpitudes encore ? D'après Ponsard de Gisiac, 36 Templiers moururent des suites de la torture.

A la nouvelle du coup de main du 13 Octobre, le pape Clément V fut fort offensé. Bien que malade, sans appui, réduit à ménager le roi de France, son voisin d'Avignon, le seul protecteur possible au cas où l'empereur redeviendrait redoutable, il est choqué du procédé précipité, outrageant, employé contre un Ordre religieux protégé de la Papauté ; au début de l'année 1308, il suspend les pouvoirs des juges ordinaires et des inquisiteurs et évoque à lui toute l'affaire. On le menace alors : Dubois l'accuse de protéger les Templiers contre le zèle catholique du roi de France ; aux Etats-Généraux de Tours, on monte contre le Temple et lui le peuple tout entier. Il finit par consentir à restituer les chevaliers au roi, mais leurs biens seront administrés par une commission mixte de commissaires pontificaux épiscopaux et royaux, et, quant aux crimes reprochés à l'Ordre, le Pape distingue ceux de l'Ordre en tant qu'Ordre : il les réserve à un Concile Général qui statuera sur le sort final de l'Institution ; provisoirement, il institue une commission destinée à procurer les documents de nature à éclairer le Concile. Les crimes particuliers à chaque membre de l'Ordre seraient au contraire examinés par les évêques diocésains et les inquisiteurs. Les hauts dignitaires étaient réservés au jugement direct du Saint-Siège.

La Commission papale commença aussitôt ses travaux (1) ; « c'était, dit le professeur Langlois, une réunion d'hommes modérés, relativement indépendants, hostiles à l'emploi de la torture. » Le Grand-Maître, Jacques de Molay, amené devant elle, manifesta l'intention de défendre l'Ordre. Les Commissaires l'exhortèrent à réfléchir aux aveux qu'il avait faits à l'Inquisition, car il était grave de revenir sur des aveux : dans la procédure du temps, on y risquait d'être traité de relaps et, comme tel, livré à la justice civile; ils lui firent aussi lire la liste des aveux que les procureurs de la Cour Romaine certifiaient avoir reçus de lui. Cette constatation d'aveux par plusieurs pièces officielles était de nature à impressionner défavorablement des juges.
1. Toute l'affaire devant la commission papale est racontée plus abondamment dans Michelet, (histoire de France), cet historien a publié les principaux textes de l'affaire dans la collection des documents inédits de l'Histoire de France (le Procès des Templiers); pour les textes il faut voir aussi, paraît-il, Schottmuller.

Molay ne parut pas admettre les aveux faits aux délégués de la Cour Romaine, il s'impatienta, des paroles un peu vives s'échangèrent entre lui et les Commissaires. Sur ces entrefaites, Guillaume de Plaisians, le second de Nogaret, qui assistait à l'audience, le fit appeler et l'exhorta à réfléchir avant de parler; le pauvre grand-maître se laissa circonvenir et demanda aux Commissaires un délai pour délibérer. Quelques jours après, il comparaissait de nouveau et déclarait qu'il préférait s'abstenir de parler ici en faveur de l'Ordre; il savait que le Pape s'était réservé son jugement, il demandait donc à être conduit à lui au plus tôt, il parlerait alors.

D'autres, et en grand nombre, furent plus naïfs ou plus courageux : devant la Commission papale, ils crurent que l'on pouvait parler sans crainte. L'un d'eux, Ponsard de Gisiac, attesta tous les supplices qu'ils avaient endurés, déclara qu'il n'y avait pas lieu de tenir compte d'aveux arrachés ainsi à leur faiblesse humaine ; 546 Templiers internés à Paris prirent la défense de l'Ordre.

A l'étranger, le résultat des enquêtes fut généralement favorable aux chevaliers. En Italie, au Concile de Ravenne, 7 Templiers comparurent et nièrent constamment tous les crimes dont on les chargeait ; le Concile décida qu'il n'y avait pas lieu de les mettre à la torture; il émit même ce grand principe, contraire au système qui prévalait en France, que l'on devait tenir pour innocents les accusés qui avaient confessé par crainte des tourments.

Au Concile particulier de Mayence, 120 chevaliers cuirassés se présentèrent avec leur commandeur, sans même avoir été appelés. Le commandeur Hugo de Salm, y déclara: « On nous impute des crimes énormes et pires qu'à des païens. Cela nous est insupportable parce qu'on nous condamne sans nous entendre et nous convaincre régulièrement. C'est pourquoi nous appelons au Pape futur et à tout son clergé et nous déclarons publiquement que ceux qui ont été brûlés ailleurs pour ces crimes ont nié constamment en avoir commis aucun, et l'ont soutenu dans les tourments et jusqu'à la mort. Dieu même a prouvé leur innocence par un miracle singulier, en ce que leurs manteaux blancs n'ont pu être brûlés ni les croix rouges qui étaient dessus. » Un adversaire passionné aurait peut-être répondu que, si le miracle était vrai, on en pourrait conclure au contraire que le feu n'avait épargné que l'habit qui était seul saint (1). Il ne paraît pas que cette réponse ait été faite au sein du Concile impressionné peut-être par la dialectique militaire du Commandeur. Celui-ci s'en alla libre et fut acquitté.
1. C'est une observation de l'historien Fleury qui raconte l'affaire.

En France, la situation des Templiers était devenue subitement critique: le 12 mai 1310, brusquement, 50 chevaliers, qui avaient rétracté leurs aveux primitifs, avaient été condamnés comme relaps à être brûlés ; le jugement émanait du tribunal épiscopal du diocèse de Paris. En vain, la Commission papale avait essayé de les protéger, son intervention était demeurée sans effet. Il n'y avait désormais aux défenseurs de l'Ordre plus rien à tenter. Après un essai de continuation, la Commission interrompit des séances qui ne pouvaient plus, ce semble, donner des résultats utiles ; les opérations ne furent reprises que pour la forme, après 6 mois d'interruption. Les résultats de l'enquête furent expédiés en vue de la décision à prendre par le Concile.

Que dut penser le Souverain Pontife à la nouvelle des procédés expéditifs employés en France ? De tempérament maladif, il n'avait pas l'énergie des Grégoire VII ni des Innocent ; il avait pourtant sa volonté propre (1) : 6 mois après la violence de mai 1310, et alors que certains le veulent complètement asservi, il se plaint aux ambassadeurs français de l'attitude de leur maître (2), déplore lés abus de pouvoir commis par Philippe dans l'affaire du Temple ; il s'efforçait à ce moment de contrebalancer l'influence du roi de France par celle de l'empereur d'Allemagne Henri VII. Mais sa conviction semblait faite sur la culpabilité des chevaliers : de grands dignitaires de l'Ordre n'avaient-ils pas avoué devant des cardinaux même, et apparemment sans contrainte !
1. Le savant M. P. Fournier déclare que Clément V n'a pas été le Pape avili qu'une tradition déjà ancienne représente comme l'humble serviteur de la Cour de France (P. Fournier : le Royaume d'Arles et de Vienne, page 377).
2. P. Fournier (id. page 356). Cette référence est particulièrement intéressante.


Les Templiers étaient-ils donc coupables ? En réalité, toute la preuve repose sur des témoignages oraux. Non que l'on n'ait cru trouver chez les Templiers des objets compromettants : à Paris, il fut présenté aux commissaires de l'Inquisition une tête de femme en argent doré qui renfermait des fragments de crâne enveloppés dans du linge, et l'on crut y voir l'idole confessée par quelques membres ; ce n'était sans doute qu'un reliquaire vénéré. On rechercha aussi la fameuse règle secrète : un maître du Temple, Gervais de Beauvais, avait dit, au cours du procès « qu'il y avait un petit recueil des statuts de l'Ordre qu'il montrait volontiers, mais aussi un autre plus secret qu'il ne laisserait voir pour tout au monde. » Rien ne fut trouvé (1); seulement, de nos jours, en 1877, une publication de statuts secrets eut lieu en Allemagne. Le professeur Prutz paraît avoir victorieusement démontré que ces textes ne sont que des falsifications destinées à établir une filiation entre le Temple et la franc-maçonnerie (2).
1. Langlois (histoire de France Lavisse, III. II chapitre 3 page 195, le renvoi du bas de la page).
2. Voir la Règle du Temple, introduction.


Quant aux témoignages oraux, si beaucoup perdent la plus grande partie de leur valeur, pour avoir été précédés de terribles tortures, il en reste néanmoins d'impressionnants. Un examen s'impose donc.

L'accusation d'idolâtrie et de culte nouveau ne paraît pas fondée. Beaucoup de Templiers, dit M. Langlois (1) ont avoué l'adoration des idoles, mais leurs aveux s'infirment par leur diversité même. L'idole était dévoilée, suivant les uns, dans toutes les cérémonies d'initiation; suivant les autres, on ne l'adorait qu'en chapitre secret... Quand on leur demanda de la décrire, il n'y en eut pas deux à donner les mêmes détails. Pour l'un la tête était blanche, noire pour l'autre, dorée pour un troisième... un autre lui avait vu 2 paires de jambes, un autre trois têtes. Celui-ci dit : « c'était une statue » et celui-là « une peinture sur plaque. » Et puis s'il y avait eu culte nouveau, comment ne se serait-il pas trouvé, parmi les sectateurs, des enthousiastes, comme on en vit parmi les Albigeois, pour se sacrifier avec joie pour leur nouvelle croyance.
1. Langlois (Le procès des Templiers. Revue des Deux Mondes)

L'accusation d'avoir insulté la Sainte-Croix est bien plus sérieuse. Il n'est malheureusement pas impossible qu'elle ait eu quelque fondement : l'historien de l'Inquisition, Ch. Lea, si favorable aux Templiers, admet que les mœurs brutales du temps la rendent vraisemblable ; il relate le récit d'un Franciscain d'après lequel ce fait eût été un cérémonial destiné 3 éprouver la constance du néophyte au cas où il aurait été pris par les Sarrazins. Il ne faudrait donc pas y voir une impiété, mais une scène symbolique. Une telle cérémonie même en lui attribuant ce sens qui exclut un outrage direct à la Croix n'en est pas moins profondément odieuse.

Je n'insisterai pas sur le reproche d'immoralité ! Il paraît, au moins partiellement, fondé - et qui s'en étonnerait ! Nous l'avons vu, depuis nombre d'années, le recrutement des membres de l'Ordre était singulièrement défectueux. Un Chanoine déclara que l'on disait couramment dans l'île de Chypre : « Je te promets de te défendre, comme font les templiers, à tort ou à raison. »

Il y a donc de fortes raisons de croire qu'il y eut dans l'Ordre des défaillances individuelles. Des personnages qui leur portaient, je crois, une réelle sympathie, l'évêque de Valence (Espagne) et les ambassadeurs aragonais auprès du Concile de Vienne, ne les en défendent point (1).
1. Voir M. l'Abbé Bouvier (Vienne au temps du Concile, nº 8 du Bulletin de la Société des Amis de Vienne, page 73).

Ces envoyés, que notre savant compatriote, M. l'abbé Bouvier, a si pittoresquement évoqués dans sa belle étude sur : « Vienne au temps du Concile », écrivaient le 6 novembre 1311 à leur roi Jayme. « Nous savons par vérité et par dit de cardinaux et de prélats que l'Ordre ne peut être condamné puisque rien ne se trouve qui fasse pleinement preuve contre lui ; mais, comme la majeure partie des membres sont coupables des crimes dont ils sont chargés... le Pape avec le conseil de tous les prélats pourvoira par son pouvoir à la suppression de l'Ordre, et il sera fait un nouvel Ordre qui aura sa tête outre-mer (1). »
1. Texte communiqué par M. Bouvier.

Les renseignements et les prévisions des envoyés étaient à peu près exacts. Il y avait à peine un mois que le Concile s'était ouvert à Saint-Maurice-de-Vienne et déjà, malgré tant d'autres préoccupations (Croisade, Réforme, etc.), un grand travail s'était fait au sujet de l'affaire des Templiers : une bonne partie au moins des dossiers de l'enquête avait été dépouillée.

Des Templiers s'étaient présentés pour défendre l'Ordre, mais le Pape n'avait pas jugé à propos de les entendre. Ils avaient une attitude presque menaçante, et, d'ailleurs, pourquoi une nouvelle enquête : n'avait-elle pas déjà été faite par la Commission pontificale et dans les divers états de la chrétienté et les imposants dossiers n'en étaient-ils pas sous les yeux du Concile !

Clément V avait été particulièrement hostile à toute nouvelle audition parce que sa conviction était faite, ce semble, sur un certain nombre de points très graves : il était suffisamment édifié depuis les aveux faits à Chinon sans contrainte apparente par le Grand-Maître de l'Ordre devant les 3 cardinaux enquêteurs. Il paraît aujourd'hui probable, après les savantes études écrites sur la question par MM. Paul Viollet, Lizerand, etc... que ces aveux avaient été suggérés aux dignitaires du Temple sous promesse qu'il n'en serait pas fait état, pour les arracher au bûcher où la terrible justice de Philippe le Bel aurait fait monter ces relaps (1). Mais tout fait croire que le souverain Pontife ne connaissait rien de ces dessous de l'Affaire; il était toujours dolent, souffrant de l'humidité de nos bords du Rhône; dans une situation politique particulièrement difficile, il désirait en finir.
1. C'est du moins l'opinion de M. Lizerand; M. P. Viollet émet une conjecture différente : « Admettre que le Grand Maître, à Chinon, se soit, une fois encore, mensongèrement confessé coupable, c'est pour l'éminent historien renonce à comprendre l'incident fameux qui se passa, lors de la troisième enquête, le 26 novembre 1309. »
« Ce jour-là, Jacques de Molay, traduit devant une nouvelle commission pontificale installée à l'évêché de Paris, entendit lecture de divers documents relatifs à l'affaire des Templiers et notamment de la bulle de Clément V « Faciens misericordiam » rédigée d'après les résultats de l'interrogatoire du mois d'août 1308. A la lecture de cette pièce le Grand Maître se signe deux fois, proteste et s'emporte; il proférerait, dit-il d'autres paroles si les Seigneurs commissaires étaient hommes à les entendre. Là-dessus les commissaires se récrièrent : « Nous ne sommes pas ici pour recevoir un gage de bataille. » Fièrement l'accusé réplique : « Ce n'est pas ce que je veux dire, non. Mais plût à Dieu qu'on traitât pareils scélérats comme font les Sarrazins et les Tartares. A de tels coquins, Sarrazins et Tartares tranchent la tête ou coupent le corps par le milieu. »

A quoi répondait cette sortie violente ? Que laissaient entendre ces paroles énigmatiques qui, réduites par le notaire à leur minimum d'expression, avaient toujours paru extravagantes ? Quels étaient ces scélérats qui, d'après de Molay, eussent mérité la mort ? « Nul cloute, répond M. Paul Viollet. Ce sont les faussaires qui lui ont fait dire tout le contraire de ce qu'il a dit à Chinon », ce sont les 3 cardinaux enquêteurs. Mais alors ces cardinaux étaient des prévaricateurs ?
Non, dit M. Viollet, qu'une étude attentive a fait pénétrer pour ainsi dire dans l'intimité de Bérenger de Frédol, l'un des cardinaux; par la réflexion, M. Viollet est arrivé à se faire de ce personnage, qui probablement a rédigé le rapport au roi des évènements de Chinon, l'idée d'un homme à philosophie douce, humain et compatissant. Comme Philippe le Bel exigeait des aveux pour justifier ses poursuites, les commissaires se sont dit que consigner par écrit des protestations d'innocence ce serait à coup sûr envoyer leurs auteurs au bûcher et pour sauver des vies humaines sans déplaire au roi ils ont fait un faux.
Nous citons ici M. Paul Viollet, qui corrige avec un art consommé la hardiesse de son ingénieuse hypothèse : « C'est le mensonge utile, celui que les théologiens appellent « mendacium officiosum » ce serait même ici le mensonge compatissant, mendacium pietatis... »
Le mémoire de M. Viollet ne prétend pas à la rigueur d'une démonstration absolue. Le sous-titre « Conjectures » présente sa conclusion à tire de probabilité, de possibilité surtout.
D'après l'opinion de M. Lizerand qui est aussi celle de l'auteur de cette note, il existe incontestablement une grosse difficulté à croire que les cardinaux aient, même dans une intention charitable, falsifié complètement les dépositions des grands dignitaires de l'Ordre.
L'auteur de la présente note incline à penser que les aveux relatés dans la bulle de Clément V leur furent arrachés sur la promesse qu'il n'en serait pas fait état. De là, l'indignation du Grand-Maître et les réticences du visiteur de France et du précepteur de Poitou et d'Aquitaine lorsqu'ils comparurent devant la commission pontificale de Paris au mois de novembre 1309.
(Carrière, dans la Revue d'Histoire de l'Eglise de France, Janvier-Février 1912).
On excusera la longueur de cette note qui ne peut cependant donner qu'une idée des discussions critiques. Cette question des aveux me paraît particulièrement importante, essentiellement même, dans la question qui nous occupe ; j'aurais été curieux moi-même d'en pousser davantage l'examen si j'en avais eu le loisir.

Au fur et à mesure que les dossiers de l'enquête passent sous les yeux du Saint Concile on a cependant l'impression que Clément V se radoucit un peu à l'égard du Temple : biens des examens lui avaient été favorables. Mais ce n'était qu'une légère atténuation : le scandale des aveux subsistait toujours et la conviction établie que l'Ordre du Temple ne réalisait plus le but pour lequel il avait été fondé - qu'il était désormais avili, déshonoré. C'était une branche qui tombait d'elle-même du grand arbre chrétien : il n'y avait plus qu'à constater l'évidence.

Par la bulle « Vox in excelso » du 3 avril 1312 l'Ordre fut supprimé, non par voie de sentence définitive car il n'existait pas de preuves suffisantes contre le Temple pour justifier une condamnation canonique, mais par voie de provision à cause des difficultés de la cause.

Le 5 avril suivant, en notre cathédrale St-Maurice, plus modeste alors qu'aujourd'hui, la décision fut promulguée en présence des 114 prélats et au milieu d'une foule immense.

Les biens de l'Ordre furent dévolus en principe à l'Ordre des Hospitaliers ; sur la demande du roi d'Aragon, le Pape fit une seule exception en faveur des Templiers espagnols. Les ambassadeurs aragonais représentèrent à Clément V la nécessité d'un nouvel Ordre pour résister aux Maures ; le roi Jayme insista particulièrement pour une institution nouvelle : il estimait que si l'on maintenait pour l'Espagne le principe de la dévolution des biens aux Hospitaliers, il se verrait obligé pour la sûreté de ses états de s'emparer de 17 places fortes - qui avaient appartenu aux Templiers ; si l'on voulait bien accéder à sa demande, il promettait de remettre à l'Ordre qui serait créé Montesa, place forte du Royaume de Valence. L'affaire ne reçut d'abord aucune solution : ce ne fut que sous le pontificat de Jean XXII que l'Ordre de Montesa fut institué en Espagne.

Les Hospitaliers qui semblaient devoir être les principaux bénéficiaires de la suppression n'eurent pas lieu, paraît-il, de se réjouir de la dévolution faite à leur profit ; ils durent subir les réclamations de la Cour de France qui se prétendait créancière du Temple pour des sommes considérables. On peut voir ici quelque chose d'analogue au fameux milliard des Congrégations ; le déchet fut si important qu'un historien estime que les Hospitaliers furent plutôt appauvris qu'enrichis par le cadeau qui leur fut fait.

Le Pape s'était réservé le jugement des chefs de l'Ordre du Temple. On sait leur tragique aventure : la rétraction de leurs aveux après leur condamnation à la prison ; leur livraison au bras séculier ; le bûcher allumé par la justice royale au soir tombant dans une île de la Seine, sans que Clément V ait été même averti, et les Dignitaires brûlés au milieu de leurs protestations d'innocence. « Ils parurent soutenir les flammes avec tant de fermeté, dit l'historien bénédictin, continuateur de Guillaume de Nangis, que la constance de leur mort et leurs dénégations frappèrent la multitude d'admiration et de stupeur. » Nulle part dans les récits du temps on ne constate qu'à ce moment suprême le malheureux Jacques de Molay ait convoqué Philippe et Clément V au Tribunal Divin : c'est encore une de ces légendes, un de ces mots historiques si nombreux qui n'eurent aucun écho à l'époque où ils furent censés prononcés.

Les autres Templiers n'eurent pas un sort aussi tragique; des biens furent même, croit-on, restitués à quelques membres - des pensions furent allouées - certains chevaliers parvinrent à de hautes dignités dans l'Ordre des Hospitaliers.

A Vienne, le souvenir du Grand Concile et du Temple persista-t-il longtemps ? C'est peu probable, car il ne semble pas que l'on ait eu la pensée de commémorer le grand événement par quelque monument. Chorier parle bien de l'existence, au XVIe siècle, d'une inscription relative au Concile sur une des murailles de l'église du prieuré de Saint-Martin (de l'Ordre de Saint Ruf) ; il prétend qu'elle aurait disparu depuis sous la main des ouvriers chargés de recrépir les murailles ; mais M. de Terrebasse paraît émettre des doutes sur la portée de l'affirmation de Chorier.

Aujourd'hui des noms de rues sont seuls à remémorer quelque chose de l'affaire. Notre rue Clémentine ou des Clémentines fut ouverte à travers les dépendances de l'ancien Archevêché de Vienne, peut-être sur l'emplacement même de la Salle des Clémentines où s'étaient tenues les séances du Concile ; la demeure célèbre existait encore à l'époque de la Révolution.

La rue du Temple et celle des Templiers rappellent les possessions que l'Ordre détenait dans le quartier où elles furent ouvertes.

La rue Jacques de Molay est aussi un souvenir accordé plus récemment au malheureux Grand-Maître, souvenir bien modeste à celui qui méritait à mon avis autant que certain autre de poser à Vienne sur un piédestal en victime du fanatisme, puisqu'il fut tout autant viennois et que le fanatisme ne lui fut pas moins cruel.

Tout passe vite dans la mémoire humaine. Mais sans doute ne faut-il pas croire que l'affaire ait jamais causé une émotion bien profonde : en France du moins, il est très probable que le sort des chevaliers parut généralement mérité. Les grands esprits songeurs et impressionnables comme Dante furent peut-être les seuls à s'attrister réellement des lugubres événements au milieu desquels disparaissait un des Ordres les plus vénérés du Moyen-âge; de bien grandes choses déclinaient alors : le haut idéalisme qui avait fait la gloire des XIIe et XIIIe siècles faisait place peu à peu au culte formaliste de la lettre ; le vil règne de l'or apparaissait : il y avait bien de quoi attrister les penseurs.

Mais il ne se rendait guère compte de ce déclin le pauvre peuple qui vit au jour le jour n'ayant pour tout horizon que les 4 murs de sa boutique, les fondeurs de la Gère ou les tanneurs de Cuvière. Encore moins qu'aujourd'hui il se souciait des contingences terrestres ; il se gaussait volontiers des événements et dans sa foi se consolait en songeant à l'Au-delà qui récompenserait la vertu du mal de la vie, s'il était commis des injustices, ce n'était pas son affaire : Dieu saurait bien les réparer.

C'est en effet la grande consolation en cette tragique histoire où se révèlent la grossièreté et la dureté du plus mauvais Moyen-âge. La justice humaine sans la véritable bonté et le véritable amour est bien misérable. Il nous est doux de penser, que, si dans cette douloureuse affaire il y eut un effort vers plus de justice et d'humanité, ce fut surtout sur les bords de notre magnifique Rhône, au sein des nobles Assises de l'Eglise Universelle.
Sources : M. Girard - Bulletin de la Société des amis de Vienne, tome 9, Vienne 1913

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