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Les commanderies de l'Aube et le Procès - par l'Abbé Auguste Pétel

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    La Maison de Serre dans le Procès des Templiers

    Trois frères servants, originaires de Serre, et un autre s'y rattachant par la résidence, figurent dans le procès des Templiers. Ce sont : Nicolas, Pierre, Hugues de Serre et Jean de Sainte-Geneviève.
    Nous conformant au plan que nous avons suivi dans nos études précédentes, nous examinerons quelle fut leur attitude et la valeur de leur témoignage pour ou contre l'Ordre du Temple.

    Ce frère servant a sa notice dans les Templiers à Sancey et nous y avons renvoyé purement et simplement, afin de ne pas nous répéter, lorsque nous avons eu à parler de lui dans notre étude sur la maison de Villers-lès-Verrières. On nous a objecté, depuis, que l'opuscule les Templiers à Sancey étant épuisé, le renvoi était tout à fait illusoire pour bon nombre de lecteurs. La critique est juste, et voulant y faire droit, nous reproduirons ici la première notice, avec les quelques modifications de détails qui nous paraîtront utiles.

    Les principaux griefs formulés par Philippe-le-Bel contre les Templiers, dans les lettres ordonnant leur arrestation et la saisie de leurs biens, étaient ceux-ci : par trois fois, ils crachaient sur le crucifix et reniaient le Christ, lors de leur admission dans l'Ordre ; puis, dépouillant les vêtements qu'ils portaient dans le siècle et s'offrant nus au visiteur de l'Ordre, ou à son délégué chargé de recevoir leurs voeux, ils recevaient de lui trois baisers : l'un au bas de l'épine dorsale, le second au nombril et le troisième sur la bouche. Le roi prétendait, en outre, qu'ils s'engageaient, par voeu, à se livrer, entre eux, à l'immoralité la plus révoltante.

    Datées de l'abbaye de Notre-Dame près Pontoise, le 14 septembre 1307, ces lettres furent expédiées sans retard aux officiers royaux, qui reçurent l'ordre de ne les ouvrir que le 13 octobre, avec l'injonction de les mettre à exécution aussitôt qu'ils en auraient pris connaissance. C'est ainsi que toute indiscrétion put être évitée et que, sur tous les points de France, les Templiers furent arrêtes le même jour, et presque à la même heure, sans avoir le moindre pressentiment du malheur qui les menaçait.

    Aux lettres royales étaient jointes des instructions très précises, pour les commissaires chargés de l'arrestation. En voici, fidèlement transcrits, les principaux articles :

    Ils [les commissaires] mettront les personnes souz la boenne et seure garde, singulièrement, et cescun par soi, et enquerreront de eus premièrement, et puis appeleront les commissaires de l'inquisiteur et examineront diligemment la vérité, par gehine « Torture, question », se mestier est ; et si ils confessent la vérité, ils écriviront leurs déposi-cions, tesmoings appelés.

    C'est la manière de l'enquerre :
    L'en les ainortera « Ainorter ou enorter, synonyme d'exhorter » des articles de la foi, et dira comment li pape et li roys sont enfourmé « informé« , par plusieurs tesmoinz bien créables de l'Ordre, de l'erreur et de lab...? que il font, espéciaument en leur entrée et leur profession, et leur prometeront pardon, se il confesse vérité en retornant à la foi de sainte église, ou aultrement que il soient à mort condempné.

    Traduction libre, mais exacte, de ces fameuses instructions : le roi connaît la vérité ; ses agents n'ont donc pas à la chercher, mais simplement à obtenir des aveux, qui, enregistrés par les inquisiteurs, constitueront devant les tribunaux ecclésiastiques, des preuves juridiques de la culpabilité de l'Ordre.

    Pour arriver à ce résultat, les commissaires, dès qu'ils auront emprisonné les Templiers, procéderont eux-mêmes, en secret, à un premier interrogatoire. Les inquisiteurs ne seront appelés et n'interviendront qu'après cette première enquête. Seules les dépositions de ceux qui confesseront la vérité, c'est-à-dire qui avoueront les crimes imputés à l'Ordre, seront écrites ; les autres devront être considérées comme nulles et non avenues.

    On aura soin de dire aux prisonniers qu'ils n'ont rien à cacher ; que plusieurs de leurs frères ont parlé ; que le pape et le roi savent tout. En faisant ainsi intervenir le chef de l'Eglise, on insinuera habilement, contre toute vérité, que Clément V et Philippe-le-Bel agissent de concert, et ceux qui pourraient être tentés de résister au roi, s'inclineront devant l'autorité du pape. Puis, la torture est là, et c'est un moyen presque infaillible d'obtenir des aveux. Du reste, pourquoi ne pas avouer, quand l'aveu doit avoir pour conséquence, non pas le châtiment, mais le pardon, c'est-à-dire la vie et la liberté, tandis que la négation entraînera la condamnation à la peine capitale ?

    Si ces instructions, vraiment dignes de Philippe-le-Bel et de ses conseillers, furent ponctuellement suivies dans le bailliage de Troyes, elles ne semblent pas avoir donné tous les résultats qu'on en attendait. Des nombreux Templiers de la région, trois seulement, à notre connaissance, firent immédiatement les aveux demandés. Ce furent Jean de Sainte-Geneviève « du diocèse de Liège, Belgique » , de la maison de Serre, Nicolas de Serre, de la maison de Villers-lès-Verrières « Aube, arrondissement de Troyes, canton de Lusigny » et Raoul de Gizy. Les deux premiers furent incarcérés dans la prison de la châtellenie royale d'Isle « Isle-sur-Aumont, Aube, arrondissement de Troyes, canton de Bouilly. » Leurs dépositions se trouvent consignées dans un seul et même acte, rédigé par Jean de Thonon, clerc, notaire apostolique et impérial résidant à Troyes.

    D'après cet acte, que nous traduisons littéralement, au moins dans ses parties essentielles, ce fut le dimanche après la fête de saint Denys, c'est-à-dire le dimanche 15 octobre, surlendemain de l'arrestation des Templiers, que Jean, prieur des dominicains de Troyes et délégué du grand inquisiteur de France, se rendit à Isle, accompagné du dit Jean de Thonon et de plusieurs autres personnages dont les noms seront donnés plus loin. Les deux prisonniers comparurent simultanément, et, après leur avoir fait prêter serment de dire la vérité, l'inquisiteur procéda ainsi à leur interrogatoire :
    — Lors de votre admission dans la milice du Temple, n'avez-vous pas, par trois fois, renié Jésus-Christ en crachant à chaque fois sur sa croix ?
    — Oui, nous l'avons fait.
    — Après les reniements et les crachats, ne vous a-t-on pas enlevé vos habits séculiers, et, ainsi mis à nu, le Maître, ou son délégué, ne vous a-t-il pas donné trois baisers, l'un au bas de l'épine dorsale, le second sur le nombril et le troisième sur la bouche ?

    Ne vous a-t-il pas dit ensuite : si l'un de vos Frères en religion veut avoir avec vous des rapports charnels, ne vous y opposez pas, mais supportez cela patiemment, les statuts de l'Ordre vous en font un devoir ? « Cette accusation parait d'autant plus invraisemblable que le voeu de chasteté était exigé à chaque profession, et que la règle du Temple avait classé la sodomie parmi les fautes capitales entrainant « la perte de la maison », c'est-à-dire l'exclusion de l'Ordre. H. de Curzon : La règle du Temple, 418, 573, 573 ».

    — Oui, il nous a donné les trois baisers, et il nous a tenu ce langage ; cependant, depuis notre entrée dans l'Ordre, aucun frère ne nous a fait ces propositions honteuses et nous n'avons pas eu à subir une telle ignominie.

    — Les cordelettes qu'on vous a remises et que vous portiez comme ceinture, avaient-elles été préalablement mises en contact avec l'Idole ?
    — Nous ne savons pas, mais nous croyons plutôt que ces petites cordes nous ont été données, le jour de noire profession, comme des signes de pénitence.

    — Tous les membres de l'Ordre étaient-ils reçus de la manière susdite ?
    — Nous l'ignorons, n'ayant assisté à aucune profession.

    Les autres déclarations des deux prisonniers peuvent se résumer ainsi : tous deux ont été reçus dans l'Ordre du Temple par frère Raoul de Gizy, receveur des finances royales dans la province de Champagne. La réception de Jean de Sainte-Geneviève remonte à six ans ; elle eut lieu à Chevru « Seine-et-Marne, arr. de Coulommiers, canton de La Ferte-Gaucher » au diocèse de Meaux, Raoul de Gizy étant alors précepteur de Brie. Quant à Nicolas de Serre, il avait fait profession à Sancey près Troyes, dans la chambre même de de Raoul Gizy, quatre mois seulement avant son arrestation, en présence des frères Raoul de Saulx le jeune. « Le texte porte Sans, mais, il s'agit évidemment de Raoul de Saulx, « de Salicibus », du diocèse de Laon, qui dans sa déposition, affirme avoir assisté à la profession de Nicolas de Serre. » Chrétien précepteur de Villers, Jacques de Sancey, Etienne demeurant à Sancey, Bauduoin et Pierre demeurant à Troyes. Ces témoins, dit Nicolas, ont vu, ou entendu, les reniements, les crachats et l'injonction de céder aux désirs infâmes des frères, mais ils n'ont pas vu les baisers.

    Après avoir enregistré ces aveux, Jean de Thonon a soin de noter que les deux prisonniers pleuraient en les faisant, qu'ils clamaient à genoux leur repentir, et qu'ils imploraient le pardon pour des fautes, que d'ailleurs ils n'avaient pas commises librement, mais sous l'empire de la crainte.

    Assistèrent à l'interrogatoire, comme témoins requis :
    Frère Jean du Clos, « Ancien lieu-dit en Troyes et le faubourg Saint-Jacques » dominicain de la maison de Troyes,
    Frère Jean de Voves « Hameau de Saint-Thibaut, Aube, arrondissement de Troyes, canton de Bouilly »,
    Jean Anselot de Dronnay écuyer « La Motte-de-Dronay, près de Souleaux, territoire de Saint-Pouange, Aube, arr. de Troyes, cant de Bouiliy »,
    Jean dit l'Evêque,
    Pierre de Coulemel clerc « Ferme maintenant détruite entre Bréviandes et Saint-Léger. »
    Huet, écuyer de Guy de Villamoroier chevalier, « Probablement Villars-Montroyer, Haute-Marne, arr. de Langres, cant d'Auberive. »
    Jacques dit Gaillarde, prévôt d'Isle,
    Nicolas, dit Gueroz,
    Pierre, dit Biaucoullons et
    Jean, dit Sortes.

    D'Isle-Aumont, Jean de Sainte-Genevièvre et Nicolas de Serre furent transférés à Troyes, et le mercredi suivant, dans une chambre de la maison de Boulancourt « La maison ou l'hôtel de l'abbaye de Boulancourt, dit Petit-Boulancourt, à Troyes, était dans la rue Hennequin » le chevalier Gui de Villamoroier, assisté des notaires Jean Patriarche « Jean Patriarche, eut également à instrumenter dans le procès de l'évêque Guichard » et Jean de Thonon, les interrogea à son tour comme officier du roi.

    La question touchant les cordelettes et celle relative à l'universalité du fameux cérémonial furent abandonnées ; l'interrogatoire porta exclusivement sur le reniement, les crachats, les baisers et l'ordre de se livrer à la sodomie.

    Les deux prisonniers renouvelèrent leurs aveux en présence de Pierre le Jumeau le jeune, bailli de Troyes, de Pierre de Foicy « Commune de Saint-Parres-aux-Tertres, Aube, arr. et canton de Troyes », de Pierre de Coulemel et de Jean de Villebon, clercs. Ils déclarèrent, en outre, que le dimanche précédent, à Isle, ils avaient répondu librement, et sans contrainte, au délégué du grand inquisiteur.

    Tel est le procès-verbal de la double enquête qui, à Isle et à Troyes, suivit immédiatement l'arrestation des Templiers.

    M. Boutiot en a fait un récit bien différent, très incomplet, puisqu'il ne parle que de la seconde enquête, et très inexact, comme nous allons le constater. « Aux premiers jours de la persécution arrivée dans le cours de l'année 1307, dit-il, Guillaume de Paris, confesseur du roi, son confident le plus intime et inquisiteur de la foi, parcourant la France pour l'instruction du procès, arriva à Troyes, vers la Saint-Denis (9 octobre), et y interrogea, en présence de deux personnes nobles de la contrée, dont les noms n'ont pas été conservés, trois membres de la milice résidant dans la baillie de Troyes. Deux de ces Templiers reconnurent que, lors de leur réception, ils avaient donné à celui qui les recevait trois baisers. »

    Il y a dans ces quelques lignes trois grosses erreurs qu'il importe de relever : Le grand inquisiteur, Guillaume de Paris, n'intervint pas personnellement ; l'enquête d'Isle fut faite par son délégué, Jean, prieur des Frères-Prêcheurs ou Dominicains de Troyes, et celle de Troyes, par Guy de Villamoroier, agissant en qualité d'officier du roi ;

    cette seconde enquête eut lieu en présence non seulement de deux personnes nobles de la contrée, mais de quatre témoins, dont les noms ont été parfaitement conservés ;

    les inculpés avouèrent non pas avoir donné les trois baisers, mais les avoir reçus.
    Ces rectifications faites, reprenons notre récit.

    Transféré de Troyes à Paris, Nicolas de Serre est un des cent quarante Templiers, qui, du 19 octobre au 24 novembre 1307, comparurent devant le tribunal de l'Inquisition, siégeant dans la maison même du Temple, sous la présidence de Guillaume de Paris.

    Interrogé, le 9 novembre, par le dominicain Nicolas d'Anesciaco, délégué du grand inquisiteur, en présence de trois autres Frères-Prêcheurs : Frères Guillaume Durand et Hugues de Noailles « de Noalhis », du couvent de Paris, et Frère Félix de Foro, du couvent de Troyes, appelés comme témoins, il prêta serment, la main sur le livre des Evangiles, et fit les déclarations suivantes :
    « Je suis âgé de vingt-six ans ; lors de mon arrestation, je résidais dans la maison du Temple de Villers, au diocèse de Troyes, où j'étais employé aux travaux des champs. J'ai été reçu dans l'Ordre par frère Raoul de Gizy, le lendemain de là fête de l'Assomption de l'année courante (La profession de Nicolas de Serre ne remontait donc pas à quatre mois avant l'arrestation dos Templiers, comme il l'avait dit dans son premier interrogatoire à Isle, mais à deux mois seulement. La date du 16 août serait plutôt la vraie, car elle se trouve confirmée par la déposition de Raoul de Saulx). Assistèrent à ma profession, qui eut lieu dans la maison du Temple de Sancey, les frères Chrétien, portier de la dite maison, Baudouin, frère de Raoul de Gizy, et Jacques de Sancey. »

    Lorsque j'eus prêté serment d'observer les statuts et de garder les secrets de l'Ordre, on me revêtit du manteau de Templier, puis, Raoul de Gizy, me montrant un crucifix peint sur un livre, me dit que je devais, conformément aux statuts de l'Ordre, renier trois fois celui dont je voyais l'image, et cracher trois fois sur la croix. Je le fis de bouche, mais non de coeur. Après cela, les frères présents m'ôtèrent mes vêtements, et Raoul de Gizy me baisa au bas de l'épine dorsale, sur le nombril et sur la bouche.

    Sommé de dire si, dans sa déposition, il n'avait pas altéré la vérité, soit par force, soit par crainte de la torture, soit pour toute autre cause, Nicolas de Serre jura que non, et déclara qu'il avait parlé conformément à la vérité, pour le salut de son âme.

    Deux notaires, Geoffroy Enguelor, dit Chalop, du diocèse de Dôle, et Even Phily de Saint-Nicaise « Probablement Saint-Nic, Finistère, arr. et canton de Châteaulin. Even Phily intervint également comme notaire dans le procès de l'évêque Guichard », du diocèse de Quimper, assistaient à l'interrogatoire. Ils enregistrèrent les déclarations de Nicolas de Serre et apposèrent leur sceau à l'acte qui les relatait (Michelet, Procès des Templiers, II, 370, 371).

    Cependant, l'arrestation des Templiers s'était faite à l'insu du pape, qui n'en fut informé que par la rumeur publique. Loin d'y avoir donné son assentiment, comme Philippe-le-Bel l'affirmait dans les instructions relatives à l'emprisonnement et à l'enquête. Clément V, par une lettre au roi, datée du 8 des calendes de novembre (27 octobre 1307), protesta contre cet acte évidemment illégal et attentatoire aux droits de juridiction, que l'Eglise a toujours revendiqués sur les clercs et sur les religieux. Ensuite, lorsqu'il constata que l'inquisiteur général du royaume se faisait l'agent du roi et mettait l'inquisition au service des convoitises et des haines de Philippe-le-Bel, il fit mieux que protester, il suspendit les pouvoirs des inquisiteurs, ainsi que ceux des juges ordinaires, archevêques et évêques, et arrêta toute procédure en évoquant l'affaire à son tribunal.

    De là, l'institution, par le pape, d'une commission d'enquête composée de l'archevêque de Narbonne : Gilles Aycelin de Montaigu, archevêque de Narbonne de 1290 à 1314 ;
    Des évêques de Bayeux : Guillaume Bonnet, évêque de Bayeux, de 1306 à 1312 ;
    De Mende : Guillaume VI Durand, ou Duranti II, évêque de Mende, de 1296 à 1330.
    De Limoges : Renaud de la Porte, évêque de Limoges de 1294 à 1316.
    Des archidiacres de Rouen : Mathieu de Naples.
    De Trente : Jean de Mantoue.
    De Maguelonne : Jean de Montlaur.
    Et du prévôt d'Aix : Guillaume Agorni.

    La faiblesse, l'irrésolution de Clément V se révélait déjà, cependant, dans le choix des membres de cette commission, car plusieurs étaient notoirement partisans de la politique de Philippe-le-Bel. Pour ne parler que de l'archevêque de Narbonne, comment Clément V pouvait-il compter sur son impartialité, et lui donner la présidence de la commission, quand, dans l'affaire du différend, ce prélat avait ostensiblement, et plus que tout autre, pris parti pour le roi contre le pape ?

    Cette concession fut bientôt suivie de plusieurs autres. Sous la menace du procès de Boniface VIII, et sans doute aussi sous la pression exercée sur lui par la convocation des Etats généraux, Clément V mit bas les armes et dit au roi : « Ma protestation est surtout pour la forme, et pour la sauvegarde d'un principe. Remettez-moi les Templiers que vous détenez illégalement en prison séculière ; j'en restituerai aussitôt la garde à vos officiers, et, ainsi, sans que rien ne soit changé au fond, leur arrestation et leur détention deviendront régulières. D'autre part, ne vous effrayez pas de la commission que je viens d'instituer. Si je la charge de l'enquête préparatoire au jugement de l'Ordre, je vous abandonne le jugement des individus, et c'est pour cela que je viens de rendre aux inquisiteurs et aux Ordinaires les pouvoirs que je leur avais enlevés. »

    Que l'initiative de ce compromis, qu'on a justement appelé « une comédie hypocrite et cruelle », revienne à Philippe-le-Bel, cela n'est pas douteux ; mais le faible Clément V l'accepta, de sorte que, « pendant que la Commission pontificale fonctionnait péniblement, recueillant les documents propres à éclairer le futur Concile général chargé de juger l'Ordre », les inquisiteurs et les évêques, qui opéraient dans leurs diocèses au nom de la justice royale, prononçaient sommairement et envoyaient au bûcher les personnes des Templiers.
    La forme fut suivie jusqu'au bout dans son ironie sanglante.

    Nicolas de Serre, qui avait été interné à Crèvecoeur « Seine-et-Marne, arr. de Coulommiers, canton de Rozoy-en-Brie », au diocèse de Meaux, demanda à être entendu par la Commission pontificale et fut amené devant elle, à Paris, le 17 lévrier 1310 (Ce jour là, la Commission ne siégeait pas au complet ; étaient absents et s'étaient fait excuser ; l'archevêque de Narbonne et l'évêque de Bayeux), en compagnie de Foulque de Troyes.

    Là, il revint, au moins implicitement, sur ses aveux, en déclarant aux commissaires qu'il était prêt à défendre l'Ordre. Il demanda, en outre, à être admis aux sacrements, consolation dont il était privé depuis son arrestation (Michelet).

    On prit acte de sa déclaration et de sa demande, mais ce fut tout ; nous ne voyons pas que l'autorité ecclésiastique soit intervenue, comme elle aurait dû le faire, pour lui procurer les secours spirituels qu'il avait droit de réclamer; nous ne voyons pas davantage qu'il ait été appelé de nouveau devant la Commission et qu'on l'ail mis à même de démontrer, comme il l'avait promis, son innocence et celle de ses frères.

    Si, le 28 mars suivant, nous le retrouvons devant les commissaires, c'est en vertu d'une citation collective.

    Tous les Templiers, qui ont déclaré vouloir détendre l'Ordre, ont été amenés dans le verger du palais épiscopal, à l'effet d'entendre la lecture des pouvoirs de la Commission et des chefs d'accusation sur lesquels l'enquête doit porter. On veut également, vu la difficulté de les entendre tous, les engager à se faire représenter par six, huit ou dix procureurs. Ils auront à s'entendre entre eux pour le choix de ces procureurs, et des notaires passeront incessamment dans chaque prison pour prendre acte du résultat de l'élection.

    Perdu dans la foule de ses compagnons de détention, Nicolas de Serre gémit avec eux, et s'associe pleinement aux protestations et aux doléances que les prêtres Raynaud de Provins et Pierre de Bologne formulent au nom de tous.

    « Depuis le jour de notre arrestation, disent ces infortunés, nous sommes privés des sacrements, dépouillés de l'habit religieux, spoliés de nos biens, retenus en prison et enchaînés comme les plus vils malfaiteurs. On ne pourvoit à nos besoins que d'une manière insuffisante.
    Presque tous nos frères morts en dehors de Paris ont été inhumés dans une terre non bénite, et ils ont dû paraître devant le Souverain Juge sans recevoir les sacrements, qu'on leur a impitoyablement refusés.
    Vous nous demandez de constituer des procureurs pour la défense de l'Ordre nous ne saurions le faire sans le consentement du Grand Maître du Temple ; nous nous sommes placés sous son obédience et nous voulons y rester.
    Du reste, pour la plupart, nous sommes illettrés ; nous avons besoin, comme tels, de conseillers sages et prudents, pourquoi nous refuser cette assistance ?
    Ils sont nombreux, ceux de nos frères qui demandent à se joindre à nous pour la défense de l'Ordre, mais on ne leur en laisse pas la liberté.
    Permettez au Grand Maître et aux chefs des provinces de se réunir pour délibérer; c'est à eux qu'il appartient d'agir; à leur défaut, mais à leur défaut seulement, nous interviendrons personnellement. »

    Cinq cent quarante-cinq Templiers adhérèrent à cette déclaration. Vingt sont désignés comme appartenant au diocèse de Troyes. Ce sont : Nicolas de Serre, Foulques de Troyes, Philippe de Trois-Fontaines, Jacques de Sacey, P. de Serre, Thomas de Troyes, Jean de Campanea de Troyes, Aymon de Barbonne, Nicolas de Sancey, P. de Sommevoire, P. de Ville-sur-Terre, Jean de Ville-sur-Terre, Jean Leunaube, Nicolas Musard, Bobert de Montayo, Jacques de Sancey, P. de Verrières, Odon de Trefons et Chrétien de Bissey qui, ailleurs, est désigné plus justement comme appartenant au diocèse de Langres ; la Commission pontificale l'enregistra, mais rien n'autorise à ajouter qu'elle en tint compte. Nous savons, au contraire, qu'après l'avoir entendue, elle réitéra aux prisonniers l'ordre de nommer des procureurs, en leur faisant observer que le Grand Maître et la plupart des précepteurs refusaient de défendre l'Ordre. L'archevêque de Narbonne et l'évêque de Bayeux insistèrent tout particulièrement, et ce dernier annonça que, sous peu, des notaires se présenteraient dans les prisons pour enregistrer les décisions de chaque groupe de détenus (Michelet).

    Ce fut le 2 avril que les notaires, ainsi annoncés, se rendirent à la maison de Jean de Chaminis, rue de la Porte-Baudière, maison où étaient emprisonnés Nicolas de Serre et six autres Templiers. Interrogés s'ils avaient constitué procureurs, conformément aux ordres de la Commission pontificale, les sept prisonniers répondirent négativement, ajoutant qu'ils ne pouvaient le faire sans l'autorisation du Grand Maître et de leurs supérieurs, et qu'ils persisteraient dans leur refus de délibérer sur ce point, comme sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la défense de l'Ordre, tant qu'on ne leur permettrait pas de s'entretenir avec celui sous l'obédience duquel ils étaient placés.

    L'inutilité d'insister était évidente. Les notaires demandèrent alors aux récalcitrants s'ils avaient quelque proposition à faire pour la défense de l'Ordre, se déclarant prêts à l'écrire, afin de la transmettre à la Commission. « Nous n'avons jamais vu que du bien dans la milice du Temple, leur fut-il répondu, et nous demandons de nouveau qu'on nous admette aux sacrements. (Michelet). »

    Et c'est tout ; il n'est plus fait mention de Nicolas de Serre dans les pièces du procès. Essayons d'expliquer ce silence étrange, cette disparition subite.

    En même temps que la Commission pontificale s'occupait du procès contre l'Ordre, et recueillait des éléments d'information pour le concile qui devait le juger, les évêques et les inquisiteurs, auxquels Clément V, comme nous l'avons dit, avait rendu leurs pouvoirs, poursuivaient le procès contre les personnes, c'est-à-dire contre les membres de l'Ordre, pris chacun en particulier.

    Il y avait donc deux actions judiciaires, deux procédures parallèles : d'un côté, une simple commission d'enquête, travaillant pour le futur concile, qui prononcerait sur le sort de l'Ordre ; de l'autre côté, un vrai tribunal pouvant, « hic et nunc », juger, condamner, supprimer chaque Templier en particulier.

    En vertu de cette distinction, la Commission pontificale, qui aurait dû avoir la prééminence, se trouvait, en réalité, à la merci des tribunaux diocésains, qui pouvaient, si bon leur semblait, terroriser et même faire disparaître, du jour au lendemain et sans les entendre, les témoins gênants. Ce droit exorbitant était particulièrement reconnu à tout concile provincial érigé en tribunal d'inquisition : (d'après Lanlois, le Procès des Templiers d'après des documents nouveaux, dans Révélations des Deux-Mondes, 15 janvier 1891).

    Aussi, à la fin de mars 1310, au moment où les Templiers relevaient la tête devant la Commission pontificale, au moment où les défenseurs de l'Ordre devenaient légion, l'archevêque de Sens, métropolitain de Troyes, agissant sans doute à l'instigation de son frère Enguerrand de Marigny, l'un des principaux ministres de Philippe-le-Bei, convoqua brusquement à Paris le concile de sa province, afin de conjurer le danger, en sévissant rigoureusement contre ceux des Templiers qui osaient revenir sur leurs aveux.

    Ce qui suivit est facile à deviner. Le 12 mai, cinquante-quatre Templiers furent déclarés relaps par le concile et brûlés publiquement, le lendemain matin, hors de la porte Saint-Antoine ;
    Le concile provincial de Senlis, présidé par l'archevêque de Reims, se montra également impitoyable, et fit brûler 9 Templiers le 16 mai.
    D'autres, plus nombreux encore, furent condamnés à l'emprisonnement perpétuel.

    Nicolas de Serre fut une de ces victimes ; voilà pourquoi il n'est plus parlé de lui dans l'enquête.

    En résumé, l'attitude de Nicolas de Serre dans le procès des Templiers a été contradictoire. Devant le tribunal de l'inquisition, il a reconnu formellement les impiétés et les turpitudes imputées à l'Ordre ; devant la Commission pontificale, il les a niées non moins formellement, Reste à savoir où se trouve la vérité. A mon avis, ce n'est pas dans l'aveu, mais dans la négation, et cet avis il me sera facile de le motiver.

    Il faut reconnaître d'abord que, devant la Commission pontificale, Nicolas de Serre jouit d'une liberté qu'il n'avait pas eue devant les inquisiteurs, et que, par conséquent, sa dernière déclaration est plus digne de foi que les précédentes.

    Rappelons-nous les instructions de Philippe-le-Bel : le pardon, la liberté, la vie à ceux qui avoueront les crimes imputés à l'Ordre du Temple ; la torture et la mort à ceux qui les nieront. N'est-il pas naturel que, placé dans cette cruelle alternative, un homme soit tenté de reconnaître des fautes qu'il n'a pas commises, et qu'il succombe à la tentation ?

    Cette considération d'ordre général suffirait à elle seule pour nous tenir en garde contre les aveux de l'humble frère servant de la maison du Temple de Villers, mais nous avons encore d'autres raisons sérieuses de les suspecter.

    Nicolas de Serre avait été reçu dans l'Ordre le lendemain de l'Assomption, c'est-à-dire deux mois à peine avant l'arrestation des Templiers. Or, depuis quelque temps déjà, les frères de la milice du Temple savaient que d'infâmes accusations pesaient sur eux. Dès le mois d'avril 1307, le Grand Maître s'en était expliqué avec le pape ; il avait même demandé une enquête, d'où sortirait, disait-il, la pleine justification de l'Ordre.

    Eh bien ! Je pose la question à tout homme de bonne foi, est-il admissible, est-il vraisemblable que, dans ces conditions, les réceptions aient continué à être souillées de pratiques ignominieuses, supposé qu'elles l'aient été auparavant ?

    D'antre part, les contradictions, qu'on relève dans l'indication des témoins qui ont assisté à sa profession, autorisent à penser que Nicolas de Serre subissait les affres de la torture lorsqu'il a fait ses déclarations.
    « On se rendra facilement compte de l'importance du rôle joué par la torture dans le procès, si l'on considère que 36 Templiers à Paris, 25 dans le diocèse de Sens, et beaucoup d'autres encore, en divers endroits, perdirent la vie au milieu des tourments. »

    En effet, dans sa première déposition, à Isle, il nomma six témoins : Raoul de Saulx, Chrétien, avec le titre de précepteur, de Villers, Jacques de Sancey, Etienne, demeurant à Sancey, Baudouin et Pierre, demeurant à Troyes. Devant les inquisiteurs de Paris, il n'en cite plus que trois : Chrétien, avec le titre de portier de la maison du Temple de Sancey, Baudouin, frère de Raoul de Gizy, et Jacques de Sancey.

    Pourquoi ne fait-il plus mention des trois autres ?
    Est-ce défaut de mémoire ?

    Evidemment non, car trois semaines seulement se sont écoulées entre la première déposition et la seconde, et on ne peut attribuer qu'au trouble, à la souffrance résultant de la question, ces contradictions et ces omissions.

    Puis, lors même qu'il semble complet, Nicolas de Serre ne l'est pas.

    Aux six frères qu'il désigne comme ayant assisté à sa profession, il y a lieu d'ajouter, d'après les procès-verbaux de la Commission pontificale, Simon de Jez, prêtre, Pierre de Cercelles « Sarcelles, Seine-et-Oise, arr. de Pontoise, canton d'Ecouen », précepteur de la maison du Temple de Troyes, Etienne de Verrières et Nicolas de Troyes.

    Supposé que Pierre de Cercelles et Pierre demeurant à Troyes, ne forment qu'un seul et même personnage, et qu'il faille identifier Etienne de Verrières à Etienne demeurant à Sancey, ce qui nous paraît plus que probable, il nous reste encore huit témoins au lieu de six.

    Or, sur ces huit témoins, trois : Pierre de Cercelles, Raoul de Saulx et Nicolas de Troyes déclarèrent formellement, que rien de répréhensible n'avait eu lieu, ni pendant, ni après la réception de Nicolas de Serre. (Michelet)

    Deux autres : Jacques de Sancey et Baudouin de Gizy, affirmèrent à plusieurs reprises, d'une manière générale, l'innocence de l'Ordre ; le premier mourut même sur le bûcher pour l'attester. (Michelet)

    Le sixième : Chrétien, qu'il faut sans doute identifier à Chrétien de Bissey, ne dit pas un mot de la profession de Nicolas de Serre, lorsqu'il comparut devant la Commission pontificale, et les commissaires ne cherchèrent pas à le faire sortir de son silence.

    Quant aux deux derniers : Simon de Jez et Etienne de Verrières, ils n'ont pas été interrogés ; nul, par conséquent, ne sait dans quel sens ils auraient parlé.

    En résumé, pas une voix ne s'est élevée pour confirmer les aveux de Nicolas de Serre, tandis qu'au contraire, sa rétractation se trouve appuyée et corroborée par cinq témoins, que nous n'avons aucun motif de récuser. Dans ces conditions, la moindre hésitation disparaît : les aveux doivent être considérés comme nuls et non avenus. Pierre de Serre
    Sources : M. L'Abbé Auguste Pétel curé de Saint-Julien, membre résidant de la société académique de l'Aube, membres correspondant de l'Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon.

    Maison de Troyes Procès



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